Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 15.djvu/635

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mes amis que M. De Luxembourg est extraordinairement triste. » Il souffre cruellement du défaut d’air et d’exercice ; de pénibles « incommodités » minent peu à peu son organisme, une fluxion, de grands maux de reins, des suffocations douloureuses. Il réclame l’aide d’un « chirurgien, » qui lui est refusée tout net. Même on pousse plus loin la rigueur : un certain soir, pris d’oppression, se sentant prêt à défaillir, il fait demander à Bézemaux la licence de « porter sa chaise à une fenêtre vis-à-vis de sa chambre, pour respirer durant un quart d’heure un air plus libre, » en la présence du gouverneur et de « tous ses officiers. » Bézemaux doit confesser que sa consigne expresse interdit formellement l’octroi d’une aussi grande faveur. À ce régime, l’état du prisonnier s’aggrave, au point qu’on s’en préoccupe à la Cour : « Il serait désagréable pour le Roi, qui est un prince doux et humain, remarque Bussy-Rabutin[1], que M. De Luxembourg mourût à la Bastille, comme M. Foucquet dans Pignerol. » Bézemaux en écrit à Louvois, lui fait part de ses inquiétudes ; et le ministre, pris de peur, accorde enfin au maréchal la liberté de la terrasse, « chose rare et recherchée, » assurent les mémoires de Jean Rou. « J’ai reçu, mande Louvois au gouverneur[2], la lettre que vous avez pris la peine de m’écrire le 8 de ce mois. Le Roi trouve bon de me commander d’expédier l’ordre que vous trouverez ci-joint, par lequel Sa Majesté vous permet de faire promener M. De Luxembourg, deux heures par jour, sur la terrasse de la Bastille. Je crois qu’il est inutile de vous recommander de l’exécuter exactement aux conditions que le Roi vous prescrit. » La nouvelle se répand rapidement dans Paris ; chaque jour, à l’heure indiquée, une grande foule de badauds se porte au faubourg Saint-Antoine, pour regarder de loin, se profilant solitairement sur le sommet du vieux donjon, la grêle et caractéristique silhouette du vainqueur de Guillaume d’Orange[3].


Cet empressement suffit à démontrer combien, après trois mois et plus, le public restait passionné par cet étrange et ténébreux procès. Le mystère des enquêtes irritait la curiosité ; au silence obstiné des juges, les nouvellistes suppléaient par des inventions fantaisistes ; des « papiers écrits à la main »

  1. Lettre du 20 avril. Correspondance de Bussy-Rabutin.
  2. 10 avril 1680. Archives de la Guerre, t. 640.
  3. Le P. Talon à Condé, 2 mai. Archives de Chantilly.