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accusateur, le magicien Lesage. On l’avait extrait le matin du château de Vincennes, pour le conduire à la Bastille ; au pied de l’escalier, il attendait son tour. On ordonna de l’introduire : comme il semblait troublé, les gardes, avant de le laisser entrer, lui firent avaler coup sur coup « trois grands verres » de vin pur : cette précaution suffit à lui rendre tout son aplomb. De tous les témoins assignés, Lesage fut en effet le seul qui tint ce que l’on attendait de lui. Avec une audace impudente, il réédita ses histoires, soutint que Luxembourg l’employait de longue date, avait recours à lui pour des conjurations et pour des maléfices[1] ; puis il reprit sur nouveaux frais la fameuse entrevue chez Mme du Fontet, défilant une fois de plus la série des demandes qu’on devait, à l’entendre, « proposer à l’Esprit : » mort de la maréchale, mort du duc de Créqui, mariage du fils de Luxembourg avec Mlle de Louvois, gouvernement d’une place ou d’une province, succès capables d’effacer les souvenirs de l’échec subi à Philipsbourg — vœux les uns criminels, les autres ambitieux, et quelques-uns puérils.

Je ne saurais reproduire en détail toutes les répliques du maréchal à ces imputations. Disons seulement qu’il se montra toujours calme et maître de soi, dédaigneux et railleur avec le magicien, quelquefois même avec les juges. Il semble ne s’être échauffé qu’au sujet du prétendu souhait de voir mourir sa femme : « Je n’ai jamais eu à me plaindre d’elle, s’écria-t-il avec quelque émotion. Comment donc aurais-je pu avoir une intention méchante à son endroit ? » Il relève avec ironie le désir qu’on lui prête d’un gouvernement militaire : « Je n’aurais pas cru qu’il fallût que je me donnasse au diable pour cela ! Je m’y serais plutôt donné de chagrin, si l’on ne m’avait fait que gouverneur d’une place ou d’une province. » Le ton se fait plus haut lorsqu’il s’agit du mariage de son fils[2]avec l’héritière de Louvois : « Le scélérat, dit-il aux commissaires, ne sait sans

  1. Lesage donne pour preuve de ses relations avec le maréchal une lettre datée du 28 avril 1677 et trouvée chez la Vigoureux, par laquelle le magicien faisait savoir qu’il avait « terminé le travail commandé. » Cette lettre, assure-t-il, devait être remise au duc de Luxembourg, mais la Vigoureux la garda. Elle ne portait d’ailleurs ni adresse ni suscription, et il fallut se contenter, quant au destinataire, de l’affirmation de Lesage. (Voyez à ce sujet les interrogatoires des 9 février, 6, 22 et 27 mars 1680. Archives de la Bastille.)
  2. Le fils aîné de Luxembourg, à l’époque où fut écrit le billet chez Mme du Fontet, était âgé de trente ans, ce qui rend peu vraisemblable qu’on se fût occupé dès lors de le marier.