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pour vraie : car elle ne résultait pas du témoignage, toujours plus ou moins suspect, d’un biographe, mais du témoignage même de Mme Carlyle, expressément énoncé à la fois dans ses lettres et son journal intime. Lettres et journal avaient été publiés, au lendemain de la mort de Carlyle, et conformément à la volonté de celui-ci, par son plus intime élève et ami, l’historien James Anthony Froude. Le témoignage était formel : aucune objection ne pouvait prévaloir contre lui. Les admirateurs de Carlyle en étaient réduits à chercher en sa faveur des circonstances atténuantes, à soutenir notamment qu’il ne s’était jamais rendu compte de la cruauté du traitement qu’il infligeait à sa femme, ou encore qu’il avait agi envers elle d’après des principes moraux respectables, en somme, malgré les suites fâcheuses de leur rigidité. Je dois même ajouter que, d’année en année, l’opinion du public anglais tendait à considérer la conduite de Carlyle avec plus d’indulgence. D’autres témoignages, non moins authentiques, surgissaient de divers côtés, qui montraient que le grand homme avait été, sa vie durant, non seulement un modèle de droiture et de probité, mais aussi un excellent fils, un frère plein de tendresse et de sollicitude, un ami parfait, capable du plus généreux dévouement pour les quelques personnes qu’il avait aimées. Sous le paysan égoïste et sauvage que l’on s’était d’abord figuré qu’il était, on avait vu apparaître, peu à peu, la touchante figure d’une sorte de bourru bienfaisant, peut-être un peu trop bourru, à la vérité, mais avec un beau cœur de poète tout parfumé de douceur et de compassion. Et l’on s’était dit que, l’homme étant ainsi fait, sa manière d’agir à l’égard de sa femme devait avoir une excuse, encore qu’on ne parvînt pas à la découvrir. On avait eu l’impression qu’il y avait là un mystère, dont l’explication risquait d’ailleurs d’échapper toujours aux futurs biographes de Carlyle, puisqu’elle avait échappé au plus autorisé d’entre eux, et au mieux renseigné[1]. Mais les faits n’en restaient pas moins établis ; et, tout en excusant Carlyle, on était bien forcé d’admettre et de déplorer le « martyre » de la pauvre femme qui, pendant quarante ans, avait été la compagne de sa vie.

Or nous savons aujourd’hui, et avec autant de certitude que peuvent en comporter les sujets de ce genre, que le soi-disant « martyre » de Mme Carlyle est simplement une légende, sortie tout entière de l’imagination de son biographe. La clef du mystère, nous la

  1. J’avais moi-même, à propos d’une série de lettres de Carlyle à sa sœur, essayé de montrer ce que la prétendue tyrannie conjugale du grand écrivain avait d’invraisemblable et d’énigmatique (dans la Revue du 15 janvier 1899).