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femmes, des enfans et des chiens. On sait combien nous sommes devenus friands de ce pittoresque extérieur et de ces renseignemens sur les bas-fonds de la société !

Ajoutez que le temps a fait son œuvre, et qu’il prête aux pages de Mercier, même les plus médiocres, un charme qui n’était pas en elles. Ce Paris que Mercier a eu sous les yeux, il l’a peint justement à l’heure où il allait disparaître : le malheur des temps a été la bonne fortune du peintre : celui-ci a eu la chance de fixer une image au moment où elle était près de s’évanouir. De là vient l’attrait qu’ont pour nous ces pages tracées sans art : de là le plaisir que nous trouvons à les relire, et l’espèce de poésie que nous y mettons. Ce livre évoque des ombres. « Une heure à jamais révolue recommence sa course, une des heures brèves de la lointaine année 1788. Nous autres qui venons quelque cent ans après, quel saisissant intérêt ne trouvons-nous point à voir renaître dans la vérité de leurs attitudes, de leurs physionomies, de leurs costumes, ces foules sans nom qui nous ont précédés jadis sur la terre où nous passons à notre tour. Le spectacle de la vie émeut et attache par cela seul qu’elle est la vie et qu’elle finit : pour vaines et plates qu’aient été en elles-mêmes les créatures dont nous apercevons le reflet dans les pages d’un livre oublié, nous allons avidement à elles, elles sont une petite prise que nous avons faite sur le néant, et c’est une furtive évasion de notre pensée hors de sa durée qui nous permet de les atteindre. » On ne saurait mieux rendre l’espèce de curiosité attendrie avec laquelle nous rêvons aujourd’hui à travers ces pages pareilles à autant d’estampes naïves, et dont toute la valeur est celle d’un document fidèle.

On peut mesurer maintenant l’espèce d’importance que conserve l’œuvre de Mercier. On l’a beaucoup mise à contribution. Il y a une certaine manière d’écrire l’histoire d’un temps par ses futilités ; c’est par exemple celle des Goncourt : ils posaient en principe qu’on ne voit pas vivre un temps dont on ne possède pas un menu de dîner et un mètre d’étoffe. Le fait est qu’ils ont tiré des livres de Mercier la substance même de leurs tableaux de la société française au XVIIIe siècle. Mercier, qui a été souvent consulté, a été en outre très imité. Le Tableau de Paris a engendré toute une postérité : on ne compte pas les livres qui ont été écrits sur Paris, sa vie, ses fonctions, ses organes. Il se peut que nous employions aujourd’hui à ce genre d’investigations des méthodes plus précises et plus savantes ; mais, dans ce qu’il a d’essentiel, le procédé est le même : c’est celui de la « littérature documentaire. » Il y a plus, et Mercier n’a pas été sans exercer une