Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 16.djvu/566

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ouvriers contre la tyrannie des « Maîtres[1] » ; mais leur histoire secrète, — car, elles aussi, ne l’oublions pas, furent des « cabales » mystérieuses, — est, encore aujourd’hui, assez peu connue, et ce que nous savons, d’autre part, sur l’état d’abaissement et de grossièreté brutale des classes populaires à la fin du moyen âge et au XIVe siècle est assez inquiétant pour que nous n’ayons pas le droit de jeter trop vite la pierre aux hommes qui attaquèrent alors le Compagnonnage au nom de la morale. Il serait très téméraire d’admettre que les accusations portées contre les « Devoirs, » à plus d’une reprise, par la Faculté de théologie de Paris, par les Officiaux, par les Parlemens, par le pouvoir royal, étaient purement calomnieuses ; rien ne nous permet d’affirmer que la Compagnie du Saint-Sacrement ne pût pas croire sincèrement qu’en poursuivant les Compagnons, elle continuait sa lutte générale contre les impuretés contemporaines.

A un autre point de vue, ses procédés contre les Juifs, les Illuminés, les Blasphémateurs[2], les Libertins, ont droit aussi à quelque excuse. L’inquisition perfide, la violence méchante et impitoyable[3] dont la Compagnie use à leur égard ne lui fut point particulière. Elle n’eut, à l’égard de ces diverses catégories de parias, ni l’initiative ni le monopole de l’intolérance cruelle. Il ne faut pas oublier qu’il était légal, honorable, méritoire aux yeux de la société laïque, de traquer tous ces impies qu’elle ne se lassait pas de mettre « hors la loi. » Ces horribles peines portées contre les blasphémateurs, nul ne les jugeait telles, sauf peut-être le gouvernement qu’un secret instinct politique avertissait de ne pas trop prodiguer les excès de force et de ne pas multiplier les spectacles d’une justice barbare. Quand ces peines furent adoucies, en 1617 et en 1620, ce fut apparemment contre le sentiment public, puisqu’en 1614, le Tiers-Etat lui-même réclamait contre les blasphémateurs le renouvellement de l’ordonnance affreuse de saint Louis.

L’état d’âme du peuple protestant n’était pas, à cet égard,

  1. Martin Saint-Léon, Le Compagnonnage. Petit-Dutaillis, Histoire de France Lavisse, t. IV, page 138 et suivantes.
  2. J’entends ici les blasphémateurs anti-chrétiens et non les « blasphémateurs » protestans que la Compagnie identifia parfois avec eux. C’est ainsi qu’en Hollande le clergé calviniste, d’après un « latitudinaire » du temps (Hoost, dans Gérard Brandt, Histoire de la Réforme aux Pays-Bas, traduction française, t. Ier, p. 340), comprenait, sous le nom de blasphémateurs, papistes, luthériens, etc.
  3. Allier, p. 214-232, 384-429.