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Dans ce milieu, Burns, au sortir de son village, ne parut pas un seul instant dépaysé. « Il arriva simplement, virilement, en homme qui est ferme sur ses jambes et peut regarder tout le monde en face[1]. » Il avait toujours pratiqué l’observation de soi-même et des autres ; et son discernement allait droit à la valeur individuelle, par-delà les étiquettes sociales ou les prestiges consacrés. Connaissant ses ressources et ses limites, apte à voir dans leur vrai jour ses relations avec l’élite intellectuelle de son temps et de son pays, il sut prendre sa place sans fausse modestie comme sans vanité. Et de cette place, il fit tout d’un coup la première. Durant ce mémorable hiver de 1786-1787, les salons fêtèrent le laboureur de l’Ayrshire, devenu le lion de la capitale ; l’aristocratie de la naissance et celle du talent, étroitement unies à Edimbourg, lui prodiguèrent leurs faveurs : on donnait des dîners et des soirées pour lui ; il fit monter le prix des modes !

Il y avait autre chose que de l’engouement dans ce succès du poète. Un homme se révélait, et la surprise était, à la lettre, de l’admiration. Tout en lui exprimait la sincérité, la réalité : nulle apparence ni artifice ne coloraient de faux reflets la beauté de la vie qui rayonnait à travers sa figure, son attitude et ses paroles. Voyez-le debout, dans le costume que portaient alors volontiers les libéraux et qui était aux couleurs de Fox : habit bleu, à boutons de métal ; gilet rayé de bleu et de jaune ; culotte de daim collante et bottes à revers au-dessous du genou. Ses cheveux noirs sans poudre sont noués par derrière, et sur le devant couvrent son front. On le prendrait, dit le professeur Dugald Stewart, pour quelque capitaine de navire marchand, de la classe la plus respectable. Avec tact, il a su choisir une tenue indépendante qui lui permet de se mêler au meilleur monde sans en imiter les façons et de rester un fermier bien habillé tout en devenant un gentleman. L’allure un peu lourde, le dos légèrement voûté, il rehausse de gravité pensive sa beauté solide de jeune paysan. Mais il parle : et voici que sa taille se redresse, son regard va droit devant lui ; sa physionomie s’anime, s’éclaire du feu de ses larges yeux sombres où flamboie son génie. Il parle, et les choses mêmes qu’il évoque vivent dans sa parole. Elles semblent apparaître pour la première fois telles qu’elles sont,

  1. Angellier, t. I, p. 212.