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si près d’une réalité supérieure à tous ses rêves, et si loin d’elle, hélas ! Il demeure solitaire parmi ces femmes qui l’admirent, mais dont pas une ne pourrait songer à l’aimer, car le prestige même dont il brille à leurs yeux l’isole en un cercle enchanté. Et toujours, partout, dans ce milieu nouveau où on l’accueille comme un étranger d’espèce rare, il se sent hors de la vie. Qu’ils sont loin déjà, les beaux jours de Lochlea et de Mossgiel, où le monde lui renvoyait le rayonnement de son âme, où la poésie sortait pour lui de toutes choses ! Les quatre vents du ciel dispersaient ses soucis, apaisaient ses angoisses ; toute la nature s’offrait à la contemplation de ses jeunes yeux et à leur conquête ; les colères du village enflaient son cœur passionné qui frémissait au sourire des jeunes filles, et toutes les douceurs et toutes les ardeurs et toutes les chansons s’achevaient sur ses lèvres. Sa gaîté sonnait comme une diane audacieuse ; son rire provoquait comme une bravade insolente ; sa voix toujours franche était pleine d’ironies et de caresses. Et dans ce printemps qui éclatait avec une prodigalité de fleurs, de soleil et d’averses, le poète épanouissait ensemble sa jeunesse et son génie.

Jeunesse et génie défaillent maintenant du même vertige. Burns sent vaciller le plancher de théâtre qui soutient sa fortune, et déjà la terre l’attire : il aspire à y retrouver la société de ses égaux. En son cœur désemparé grondent le sentiment de son obscurité et une sourde colère contre l’injustice des naissances, l’absurdité des distinctions humaines. Une pointe de rancune perce sa revendication de la vie et une amertume altère ses paroles. L’élan brisé des belles années hésite, comme au bord d’un vide obscur, devant la misanthropie et le désenchantement. Alors le poète se rejette vers des divertissemens qui lui ressuscitent le passé ; il va demander à des compagnons plus rapprochés de lui la fraternité et le réconfort. Insensiblement, il délaisse les salons pour les tavernes. Au XVIIIe siècle, elles étaient, ces fameuses tavernes d’Edimbourg, « un des organes de la vie publique. C’est là que se commentaient les nouvelles et que se traitaient toutes les affaires. Il n’y avait pas si longtemps que les médecins y donnaient leurs consultations. Les plus grands avocats et les plus grands légistes de l’époque y donnaient encore les leurs. » Perdues au fond des cours, éparses le long des ruelles, blotties au pied des maisons, elles étaient de véritables réservoirs de vie écossaise. Là, Burns fut accueilli et fêlé pour