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vulgaires. Il n’y a rien là qui soit pour nous surprendre. Mais le roman par lettres avec Julie conserve quelque chose d’obscur et d’énigmatique. Il semble bien que l’amour, en quelque sens qu’on prenne le mot, ne se soit, ni d’un côté ni de l’autre, mis de la partie. Chacun pour sa part n’a songé qu’au profit qu’il pourrait tirer de l’aventure. Or, on voit nettement celui que recherchait Julie, et le but, s’il eût seulement été atteint, en valait la peine. Mais quelle est la pensée de Mirabeau ? Et s’il ne cède pas tout bonnement à son goût pour l’intrigue, à son besoin de hâblerie, de jactance et d’incongruité, quel motif a pu lui faire déployer tant de grâces, mettre en œuvre tant d’artifices, dépenser tant d’encre ? Probablement il espéra, pour sa prochaine rentrée dans le monde, trouver dans ce couple d’arrivistes d’utiles auxiliaires. Lafage, qui connaissait les dessous de la vie parisienne, et fréquentait dans les sociétés interlopes, pouvait faire office de négociateur dans des missions délicates. Julie pouvait aider à la fortune de celui qui dirigerait son ambition. Quoi qu’il en soit, il n’est plus question ici que d’intérêt, d’affaires et de politique. C’est l’acheminement vers la vie sérieuse.

« Le siècle des gens de sa sorte arrive à grands pas, » disait le marquis de Mirabeau. Nous n’avons à étudier ici en Mirabeau ni l’orateur, ni l’homme d’État. Toutefois, dès maintenant, nous sommes pourvus d’utiles indications, et ce que nous savons de la jeunesse du futur tribun nous fait deviner les servitudes qui ne cesseront de peser sur sa gloire et son génie, son attitude de réfractaire et de déclassé, le mépris qu’il inspire à ses contemporains alors même qu’ils subissent son ascendant, la défiance qui met en garde contre lui ceux mêmes qu’il défend, l’inconscience avec laquelle il accepte de jouer entre la Cour et l’Assemblée un double rôle et de se faire payer pour soutenir ses propres idées, et enfin les lacunes ou les tares intimes de son œuvre. « Atteint du coup mortel, le dernier des Gracques lança de la poussière vers le ciel, et de cette poussière naquit Marius. » L’accusateur de son père, l’amant de Sophie, le bourreau d’argent, le calomniateur éhonté, avait remué trop de boue : il la retrouva pour y glisser sur le chemin où il entreprenait de guider la Révolution.


RENE DOUMIC