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n’avait reçu de son temps et de son pays qu’une foule insupportable de masques, de principes, de passions voilées, méconnaissables à elles-mêmes.

Les formes et les lois ne sont que les freins, mis aux passions d’un seul par l’intérêt de tous les autres. Quelle folie de tant prêter d’importance aux modes changeans de la vie humaine, et si peu à la nature et aux appétits incoercibles des hommes ! On bavarde à l’infini là-dessus dans le Nord, — et bien trop gravement. On ne vous y tue pas un homme pour une pomme, — mais pour un principe.


ii. — image d’ibsen

On doit rendre à Ibsen l’hommage de sa solitude. Qu’il soit unique, puisqu’il est seul.

Il est bien vrai : rien ne nous importe que ce qu’il y a de plus grand. Ibsen compte seul à nos yeux, de tous les Scandinaves. Il n’y a pas de place pour nous en France, disait l’un d’eux[1]. Mais il n’y a pas eu place pour Ibsen en Norvège, ni ailleurs. On lui donne parfois un rival : il ne peut l’être qu’à Berlin[2].

Ibsen s’étonne de ceux qui le font d’une école. S’il est réaliste, il leur montre Solness, ce rêve de la pensée enfoncée en soi-même. S’il est mystique, il leur fait voir Maison de Poupée ou l’Ennemi du peuple, ces peintures cruelles de la vie. Il y a deux hommes en lui, qui sont les deux termes du long débat entre le moi et le monde : un créateur et un critique. Tout ce qu’il voit de solide autour de lui, de bâti par les siècles, il le renverse. Tout ce qu’il élève lui-même, il le détruit. Son art oscille entre les deux pôles de la nature et du rêve. Nul poète, par-là, n’est plus de ce siècle : il crée en dépit de tout, — et seulement en vertu de lui-même.

Ibsen, qui sait le bonheur de créer, peut à la rigueur montrer le mépris de penser. La vie implique infiniment plus d’idées que

  1. « Ibsen seul s’y est logé et seul il y demeure : c’est comme un chardon qu’ils se seraient mis dans les cheveux et qu’ils n’en pourraient ôter. » Lettre de M. Jonas Lie à M. le comte Prozor, — préface de Borkmann, XXII.
  2. Il s’agit de M. Bjoernstjern Bjoernson qui, entre tant d’ouvrages bruyans, éloquens et confus, a fait une œuvre d’art : Au-delà des forces humaines. Ce drame a un mérite rare : c’est que, par endroits, on le dirait d’Ibsen.