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suite des siècles ; mais, au milieu du désert, dans l’oasis de deux ou trois saisons, un grand poète et un seul. Ainsi les cent petits peintres de la Hollande, qu’on ne peut estimer trop, artisans impeccables ; et le seul Rembrandt qui, d’un génie unique, tient tête aux cent artistes de l’Italie. Ou bien, ce prodige de Shakspeare. Combien Ibsen semble plus grand de faire penser à Rembrandt ! Il a de sa couleur.

Manque d’être réalistes, Ibsen ni Rembrandt ne seraient point de si grands poètes, ni surtout si tragiques. Mais, s’ils n’étaient pas les poètes qu’ils sont, bien moins encore seraient-ils de grands artistes. Par ces climats, à la vérité, le grand artiste est d’abord un Visionnaire. Seule, la vision sert le rêve, accorde, pour la beauté, les dissonances de la poésie et de la vie. Seul, le rêve les fiance ; dans la vision seule, ils s’épousent et se réconcilient.

La Vision est un palais, aux étages de clartés et de brumes, mais qui a des fondemens indestructibles dans les entrailles de la terre. Si l’on veut, le nom de vérité convient aux caves et aux vastes salles de plain-pied avec la ville humaine ; et l’on donnera le nom du symbole aux autres étages, aux fenêtres ouvertes sur les nuées, et aux tours dont on ne voit pas le faîte. Mais le poète est le maître unique de la maison ; et, sans se soucier du lieu où on le place, il va et vient dans la demeure : il dort dans une chambre, il veille dans une autre ; quand il lui plaît, couché au fond de la cour, il ne regarde que les fantômes du brouillard sur les combles ; ou, perdu au haut de la tour, il se penche en dehors, pour voir au-dessous passer la foule.

Parfois, l’on est tenté de croire que plus grand est le poète, et plus il est réaliste ; mais ce n’est aussi qu’un mot. Il arrive que la plupart des poètes ne peuvent pas être vrais, et que la plupart des réalistes n’ont pas de poésie. C’est pourquoi le poète tragique est si rare. Il le sera de plus en plus : parce que la vie, de plus en plus, est laide, commune, de moins en moins héroïque. On peut passer sur l’obstacle : plus fréquent, toutefois, et plus abrupt, il se fait plus difficile. Peut-être, même en France, même à Paris, faudra-t-il bientôt au poète tragique le même don étrange de vision qu’à Christiania ou à Londres. Après tout, c’est une maladie. Mais quoi ? au-delà d’un certain point, il faut être pris pour le malade qu’on est, ou convenir qu’on ne peut plus être malade.

Qui nous fera la vie belle ? Qui nous rendra la lumière ?