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opposé à la vie ; mais le mur reçoit les images. Sans avoir la masse abrupte d’une roche, ce bastion de la tête manifeste la force ; ses assises volontaires sont rivées aux tempes par la barre puissante des sourcils. Ce front reçoit et garde : il n’absorbe pas les images ; il les tire à soi et les force à suivre ses propres courbes. Certes, il leur imprime sa forme ; ce n’est pas comme Tolstoï, qui n’offre qu’un miroir.

Ces yeux d’Ibsen, au milieu de sa vie, ont été très beaux : bien logés, ils regardent avec courage ; ils vont au-devant de l’attaque ; ils sont fermes, ils ne vacillent point ; ils avaient une certitude qu’ils ont perdue, depuis. Ils ont ce pli aux paupières, qui donne à l’ensemble le caractère d’une douceur inavouée ; le sourcil est froncé, non parce qu’il menace, mais à cause de l’attention que les myopes portent sans le vouloir à tout ce qu’ils considèrent, dès qu’ils lèvent la tête. Le haut de cet œil fut d’un héros, prêt à la bataille. Tout le bas du visage, vers la bouche, sans être pacifique, sans tendresse, a eu beaucoup de bonne fermeté. La face n’a jamais été creusée, ni maigre, ni maladive. Elle est d’une honnêteté admirable. Un grand air de braver tranquillement l’opinion d’autrui ; la foi en sa valeur propre et en son droit ; un artiste dont les puissances sont encore plus voisines de l’instinct que des livres, et qui n’ont pas encore usé leurs passions sous la lime des mots.

Depuis, le vieillard a grandi en pensée : il y a laissé de l’homme ; l’amour passionné de la vérité s’est armé d’épines ; jadis, l’âme la plus sincère, une bravoure si loyale de la pensée qu’elle va, dans le visage jeune, jusqu’à la suffisance. Cette figure a dépouillé sa fougue naïve, comme un ancien duvet ; elle a perdu de sa force hardie, et de la confiance en soi ; la même loyauté se recule, presque farouche, indomptable à la fois et timide ; non pas flétrie, mais défiante et dégoûtée, elle se retranche derrière un rideau de brouillard. Au fond, une inébranlable résolution, sans ruse et sans faste, non pas sans ironie. Une volonté de fer pour résister, une âme d’acier lin dans un fourreau de glace ; une action puissante, quand il agit ; mais peu d’action. Beaucoup de douceur lointaine dans ces yeux qui rêvent et qui sont distraits, même quand ils écoutent ; mais une douceur courte et sans emploi ; peu de complaisance intérieure : il acquiesce à tout ce qu’on veut d’un mot, pour s’en défaire, — d’un mot. Mais il dit « non » de toute sa force, au fond du