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la sphère de tous les maux : c’est le centre, à l’agonie, d’un univers qui attend la mort. Et la mort, de tous les points de la courbe, revient à ce centre, qui rayonne partout la souffrance de son agonie.

Le Moi est sans espoir. Le Moi est sans issue. Le Moi est la guerre mortelle, où chaque coup porte la mort. Et celui-là le sait bien, qui est puissant et qui a été conquérant dans cette guerre. Que restait-il à Ibsen ? Les moindres individus seuls se suffisent, la vanité n’entretenant qu’une faible vie. Une vie puissante, qui est réduite à soi, se détruit. Ibsen n’a pas assez de cœur pour aimer, coûte que coûte, la terre, les pierres, l’herbe, tous ces êtres simples qui, n’ayant pas d’individu, ont celui de la nature et la grâce touchante de la vie, ce cher parfum de charité qui appelle la charité. Puis, il y a une raison de latitude. La morale de l’Évangile abstrait est une prison. Sous ce climat polaire, la liberté et la révolte ne font qu’un, et, quand la rébellion a tout balayé, c’est le désert.

Au fond, dans les hommes du Nord qui pensent, et surtout chez Ibsen, il y a un parti très fort contre la vie. Longtemps, c’est précisément leur vieux fond de morale qui les nourrit d’illusion, et les sauve de cette prédilection mortelle. Ils sont optimistes d’esprit, et pessimistes d’instinct. Ils croient que la vérité est une, bonne, excellente, accessible même ; et, quand ils n’en sont plus aussi sûrs, il ne leur est jamais très difficile d’y croire ; ils font semblant sans trop de peine, comme, dans leur petite ville, on porte sans effort l’habit aux épaisses coutures de la vertu. C’est ce qui les soutient pendant toute la jeunesse et durant l’âge mûr. Puis, enfin, ils découvrent la vanité de cette vue. Et Ibsen en arrive à dire avec dédain : « Je ne sais pas ce que c’est qu’une œuvre idéaliste. »

Qu’on n’accuse pas Ibsen de contradictions. Il a eu le sens profond de la vie ; chaque jour, il l’a exercé davantage ; c’est pourquoi il a dû se contredire.

Tout ce que le désir du bien et les passions de l’intelligence prétendent offrir à la vie en guise de présens, au nom de la morale, de la science et de l’esprit, — la vie le repousse, le bafoue, en fait fi et s’en rit. Il n’y a point de géométrie pour l’amour ; et l’intestin ne connaît pas de politique. Je puis donc bâtir des systèmes ; je peux inviter l’homme et toute la nature à y entrer pour leur bonheur et leur perfection. Je puis être cet architecte, tant