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lits clos, des lits en formes de caissons superposés, pareils à ceux qui, dans les navires, garnissent les postes des équipages. Le logis sentait la vieille botte et la rogue. Des « cirages » s’égouttaient devant l’âtre ; pour plafond, des gaffes et des avirons couchés transversalement sur les poutres. Peu s’en fallait que l’enfant ne se crût à bord. L’illusion était presque complète par les gros temps d’équinoxe, quand la chaumine, craquant par tous les joints, tanguait et roulait comme une goélette en dérive ; l’embrun cinglait les vitres ; la paille du toit volait, s’échevelait avec le bruit sec d’une voile qui se déchire. L’enfant, aguerri par l’habitude, sur sa paillasse de varech, dormait à poings fermés. C’est le moment qu’attendait l’hypocrite pour s’engouffrer dans la cheminée, disperser les cendres, mener aux quatre coins du logis son sabbat infernal. Enveloppé dans le tourbillon, le pauvre être, cette fois, perdait pied, s’abandonnait, ne tenait plus à la réalité par aucun fil ; son imagination, sur le mouvant et libre Infini marin, courait jusqu’à l’aube la grande aventure. Au réveil, la tête lourde, les paupières bouffies, quand la réalité le ressaisissait dans ses liens, il ne la trouvait que plus insipide et plus morne : il aspirait d’une vigueur décuplée après l’instant où il vivrait son rêve, où il romprait ses amarres et satisferait enfin sa fringale d’indépendance et d’essor…

Mon capitaine, pour compléter son équipage, n’avait plus besoin que d’un novice et d’un mousse. Il avait déjà rabroué quatre ou cinq postulans qui se pendaient à ses chausses, quand nous vîmes venir dans notre direction un couple bizarre, composé d’un homme dont le haut du corps esquissait un commencément d’arc de cercle, la figure toute craquelée par des milliers de petites rides, borgne, monaut, camard, boiteux et bossu par surcroît, vrai magot de paravent qu’accompagnait un gars tout petit, l’air extrêmement jeune, mais affligé d’une voix de basse-taille qui détonnait comiquement sur ses lèvres enfantines. Le vieux nous expliqua qu’il était un ancien marin, mais qu’il avait eu, sous les Tropiques, la maladie appelée béri-béri qui l’avait estropié pour le reste de ses jours et forcé de quitter le service. Il nous demanda si, par hasard, nous n’aurions pas besoin d’un mousse et nous présenta son rejeton.

— Quel âge a-t-il ? demanda le capitaine.

— Dix-sept ans.

— Diable ! C’est qu’il en paraît à peine douze.