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indépendant et éclairé, » recruté en grande partie dans le tiers-état. Un gouverneur militaire administrait la province, aidé d’un intendant général, d’intendans provinciaux, des syndics des communes et des châtelains. Jusqu’à ce jour, cette autorité s’était exercée sans arbitraire, sans imposer aux habitans de trop lourdes charges. L’impôt foncier équitablement réparti n’excédait pas le douzième des produits de la terre. La noblesse et le clergé le payaient comme le peuple. Les emplois publics étaient accessibles à tous. Les roturiers pouvaient comme les nobles prétendre aux grades militaires. L’instruction était facile à acquérir, vu le grand nombre de collèges et de maisons d’éducation.

Ce tableau révèle un état satisfaisant[1]. Malheureusement, il avait ses ombres, et voici le revers de la médaille. La presque-totalité des emplois publics était confiée à des Piémontais. Les jeunes Savoyards, lorsque, leur instruction terminée, ils devaient choisir une carrière, en étaient réduits, s’ils ne possédaient pas de biens, à chercher leurs moyens d’existence, soit dans le sacerdoce, soit au barreau, d’où cette conséquence que l’on comptait trop de prêtres dans le diocèse, que les couvens regorgeaient de moines, et que dans les villes pourvues d’un tribunal, il y avait pléthore d’avocats sans cause. La morgue et la fierté des fonctionnaires venus du Piémont accusaient d’une manière irritante ce qu’offrait de pénible et d’humiliant l’ostracisme dont étaient victimes les sujets savoyards. Le mécontentement créé par cet état de choses s’était aggravé au lendemain de la révolution de France, par suite surtout de l’arrogance des officiers piémontais. Dans leurs rapports avec les populations, ils ne dissimulaient pas assez leurs tendances à y voir sinon des complices, du moins des approbateurs du mouvement révolutionnaire.

D’autre part, l’agriculture manquait de moyens de communication. Les propriétaires fonciers ne parvenaient qu’avec peine à vendre leur récolte, empêchés qu’ils étaient de les transporter là où ils eussent trouvé des acheteurs. Le pays ne possédait aucune espèce d’industrie. Faute de pouvoir y vivre, les artisans émigraient. A Paris et ailleurs, on comptait par centaines les Savoyards qui avaient abandonné la terre natale afin

  1. Il a été tracé sous les plus vives couleurs et avec de longs détails dans l’Histoire de l’annexion de la Savoie à la France en 1792, par M. Jules Masse, 3 vol. Grenoble, 1891.