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lecteurs du Mercure ; le protecteur, l’ami dévoué de l’auteur, Fontanes, à la fin de son premier article sur Mme de Staël[1], avait annoncé ce livre « remarquable par la richesse de l’imagination et l’abondance des sentimens, » et quelque temps après (1er frimaire — 21 novembre), dans son analyse du Cours de morale religieuse de M. Necker, père de Mme de Staël, il en avait publié quelques extraits.

L’auteur de cette lettre « très extraordinaire, » M. de Chateaubriand, était alors un fort petit personnage. Rentré furtivement de l’émigration en mai 1800, le nommé « Jean-David de la Sagne, natif de Boveresse, païs de Neufchâtel en Suisse[2] » et sujet de Sa Majesté le roi de Prusse, avait été, dès son arrivée à Paris, placé sous la surveillance de la police. Il avait obtenu d’abord une autorisation de séjour de deux mois, qu’il lui avait fallu renouveler de mois en mois par la suite. D’ailleurs, il résultait de l’enquête de la police que ce La Sagne était « un homme de lettres, qui ne voyageait que pour acquérir des connaissances » et ne fréquentait que « des savans ou des libraires. » Peut-être la police n’était-elle pas aussi dupe qu’elle le paraissait être : il y avait alors à Paris, depuis le 18 Brumaire, un grand nombre d’émigrés rentrés, qui se cachaient ainsi sous des noms d’emprunt et mettaient tout en œuvre pour obtenir leur radiation ; la police fermait les yeux et ne pourchassait que les personnages turbulens et les conspirateurs. Quant au faux La Sagne, enfermé dans son petit entresol de la rue de Lille, il travaillait jour et nuit à son grand ouvrage, qui devait, pensait-il, lui donner du même coup la gloire et les moyens de subsister ; car il était dénué de tout, empruntant pour vivre à son ami Fontanes, à Migneret, son libraire, nu, — il le dit lui-même, — « comme au sortir du ventre de sa mère[3]. » Son Essai sur les Révolutions était resté enseveli en Angleterre ; personne en France, ou presque personne, n’avait lu ce livre. Pauvre, inconnu, proscrit, réduit à se cacher sous un faux nom, craignant chaque jour d’être arrêté, emprisonné, expulsé de France, Chateaubriand menait une existence fort précaire. Mais il avait un

  1. Mercure de France, 1er messidor an VIII (20 juin 1800).
  2. Cf. P. de Vaissière, Revue des études historiques, sept. -oct. 1901, Chateaubriand et son retour de l’émigration.
  3. Lettre de La Sagne à Fontanes, 30 juillet 1800. (Pailhès, Chateaubriand, sa. femme, ses amis.)