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même y coucher ; des affaires m’ont forcé de prendre ce parti. Mais cet hyver j’irai causer longuement avec vous. J’ai à vous dire une foule de choses que je ne vous ai pas dites. Bon Dieu ! Il arrive tant d’événemens dans un quart d’heure ; jugez quand il faut récapituler trois ans d’existence, et trois ans si pleins pour moi !

« Hâtez-vous de quitter Coppet, venez à Sens. Je m’embarquerai dans une diligence avec le Mathieu[1], qui porte si dignement un nom qui me donne toujours envie d’ôter mon chapeau, quand on le prononce. Il y a beaucoup de nouveaux saints dans le calendrier, qui ne m’inspirent pas un pareil respect[2]. Mais enfin que Dieu soit loué dans toutes ses œuvres ! Exaltavit humiles.

« J’ai été charmé des bords du lac, mais point du tout de Chamouni. Les hautes montagnes m’étouffent. J’aime à ne pas sentir ma chétive existence si fort pressée entre ces lourdes masses[3]. Les montagnes ne sont belles que comme horizons. Elles veulent une longue perspective ; autrement elles se rapetissent à l’œil qui manque d’espace pour les voir et pour les juger. Elles partagent le sort de toutes les grandeurs. Il ne faut les voir que de loin : de près, elles s’évanouissent.

« J’ajoute que les monts de votre Suisse manquent de souvenirs. Qu’importe qu’un lieutenant de César ait battu d’obscurs barbares à l’entrée du Valais, dans un petit coin que l’on ne connaît plus ? Vive l’Apennin pour les grandes choses ou pour les riantes histoires qu’il rappelle ! D’un bout à l’autre, depuis Naples jusqu’à Bologne, c’est tout un monument, et puis la belle lumière, les belles vapeurs, les belles formes, etc., etc.

« Voilà un furieux galimatias. Je ne suis qu’un sot quand je veux avoir de l’esprit. Mais je vous proteste que toutes les bêtises que je vous envoie me sont venues naturellement. Je n’ai pas fait le moindre effort pour les trouver. C’est mon excuse.

« Ecoutez bien ceci. On trouve à Genève du miel de Chamouny enfermé dans de petits barils de bois de sapin fort propres. Cela coûte 6 francs, au plus. On trouve ensuite une poudre qu’on appelle du sucre de lait, à 3 francs la livre. Vous ferez acheter 4 livres de sucre de lait, et deux barils de miel de Chamouny. Le tout étant bien conditionné et arrangé de sorte que le miel arrive sans accident, sera mis, par vos ordres, à la

  1. Mathieu de Montmorency.
  2. Il parle de la nouvelle noblesse que créait Napoléon.
  3. « Mon opinion sur les paysages des montagnes fit dire que je cherchais à me singulariser ; il n’en était rien. » (Mémoires d’Outre-Tombe, II, 481.)