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« J’ignore quel sera le sort de l’Itinéraire. Peu m’importe. Je méprise trop les juges, et j’aime trop peu mes barbouillages pour m’en inquiéter d’avance. Mais je crois bien que les mêmes ordres qui ont fait si noblement attaquer les Martyrs, ne laisseront pas passer en paix le voyageur. Voilà une bien longue lettre. Comment vous quitter ? Ecrivez-moi. »


Chateaubriand ne devait plus revoir Mme de Staël qu’au retour de celle-ci à Paris, après la chute de l’Empire. Mme de Staël, dans tout l’éclat de son triomphe, adulée, courtisée, se réconcilia avec son ancien adversaire, Fontanes, dans un dîner qu’elle donna chez elle, rue Royale, et auquel assistaient Chateaubriand, Pasquier, M. de Lally, Mme de Vintimille ; elle y fit, dit Sainte-Beuve, « la plus belle patte de velours que femme puisse faire[1]. » Après la tempête des Cent-Jours, ces relations, un instant interrompues, continuèrent, plus affectueuses, plus cordiales même. Le temps avait apaisé les anciennes discordes. Chateaubriand voyait souvent son amie chez elle, rue Royale, ou chez la duchesse de Duras. Mais, dans le courant de l’année 1817, la santé de Mme de Staël, déjà ébranlée, devint tout à fait mauvaise. A une fête donnée au mois de février à l’hôtel Decazes, elle s’évanouit. Quand elle revint à elle, elle ne put serrer la main de Rocca, son mari ; elle était paralysée. Elle écrivait alors à miss Berry, en mai 1817 : « Il m’est arrivé, my dear friend, un accident vraiment épouvantable à la suite de ma maladie ; c’est de ne pouvoir faire presque aucun usage ni de mes pieds, ni de mes mains à cause des crampes cruelles que j’éprouve. Je suis donc couchée sur le des depuis quatre-vingt-dix jours, comme une tortue[2]… » Chateaubriand alla la voir. Il nous a laissé, dans une page admirable, le récit de cette visite. Il aperçut, dans la pénombre de la chambre, Mme de Staël à demi assise sur son lit, les yeux brillans de fièvre : « Bonjour, my dear Francis, lui dit-elle ; je souffre, mais cela ne m’empêche pas de vous aimer. » Dans la ruelle du lit, « quelque chose se levait, blanc et maigre. » C’était Rocca, la « nueuse idole, » déjà touchée par l’aile de la mort ; il devait peu survivre à son amie.

Cependant Mme de Staël continuait à recevoir ; elle voulait qu’un peu de vie s’agitât autour d’elle. « Elle avait, disait-elle à

  1. Chateaubriand et son groupe littéraire, I, p. 194.
  2. Blennerhasset, Mme de Staël et son temps, III, 673.