Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 17.djvu/735

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Sainte-Beuve se refroidirent tout à coup. Que s’était-il passé entre eux ? Rien de grave, si l’on s’en rapporte au témoignage de Sainte-Beuve ; le travail seul, « qui lui interdisait tout entretien de relations mondaines ou amicales, » l’aurait « forcé de laisser croître l’herbe sur le chemin de l’amitié[1]. » Mais Juste Olivier nous donne de ce refroidissement, qui lui fut très pénible, une autre raison qui me paraît beaucoup plus vraie. Un jour qu’ils se promenaient ensemble, Sainte-Beuve avait pris feu à propos d’un livre de M. Charles Eynard sur Madame de Krudener, dans lequel l’auteur s’était plu à relever quelques petites erreurs du critique des Lundis sur cette femme célèbre. « Voilà les méthodistes, s’écriait-il, je ne veux plus avoir affaire avec eux ! » et de fil en aiguille, et s’échauffant de plus en plus, Sainte-Beuve, à qui Juste Olivier rappelait tant de belles pages religieuses de son Port-Royal, lui avait répondu sèchement que tout cela n’était que jeu de son imagination et de sa pensée ! Un homme nouveau, succédant à trois ou quatre autres, venait de surgir en Sainte-Beuve. Bientôt, en effet, il renouvelait ses fameuses déclarations qu’en aucun temps il n’avait aliéné sa volonté, hormis dans le monde romantique et par on sait quel charme, et, comme pour leur donner plus de poids, il espaça de plus en plus ses visites aux Olivier. Joignez à cela que sa maison était tombée dans l’intervalle sous la coupe d’une femme jalouse qui avait pris nos Vaudois en grippe. Bref, il vint un moment où Juste Olivier cessa d’être la « conscience » de Sainte-Beuve[2], sans pourtant qu’il y ait eu rupture entre eux. Et c’est à ce moment-là, je pense, que l’historien de Port-Royal raya son ami de son testament. Mais ils avaient été trop liés ensemble pour ne pas se ressaisir à la première occasion.

Quelques années après, dit Juste Olivier, « tout me semblait fini, lorsque, me rendant aux funérailles de Mme Desbordes-Valmore, notre amie commune, la première personne que je vis en entrant dans la salle où étaient réunis les invités à la triste cérémonie, ce fut lui, debout à quelques pas devant moi. J’aurais dû m’attendre à l’y trouver, mais dans ce moment je n’y pensais pas. J’allai aussitôt à lui, et il me reçut comme s’il allait en faire autant de son côté. Dans l’instant, la glace fut brisée. Il me serra

  1. Lettre de Sainte-Beuve à Juste Olivier, publiée par celui-ci dans ses Souvenirs. (Œuvres choisies, t. I, p. 117.)
  2. C’est le nom que Sainte-Beuve lui a donné quelque part.