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que l’on aperçoive. Un peu plus loin, on en découvre partout, au fond de toutes les perspectives obliques que notre vitesse ouvre parmi les arbres. Une ville morte que la forêt a reprise ; une ville monumentale où rien n’est habitable, où rien n’est humain, dont tous les édifices s’effilent en pointes : pointes d’or ou de pierre moussue. Une capitale, si l’on en juge à la grandeur des monumens, à leur richesse, à tout l’or qui luit dans l’ombre verte, à la précieuse décoration de tout ce grès que les siècles ont noirci comme un vieux cuir. Quelques-unes de ces payas font autour d’elles une sorte de clairière ; elles trônent toujours sur leurs parvis dont les dalles résistent à l’assaut des plantes. Très vite on aperçoit des lignes de chapelles qui bordent ces quadrilatères et chaque niche abrite la même figure accroupie, le sempiternel Bouddha. Par milliers, il doit peupler cette forêt de ses immobiles images. Et des bêtes fabuleuses veillent aussi sur la solitude. Des dragons de dix mètres gardent ces ruines, ce silence de la jungle, sans doute se souviennent du temps où il y avait ici des lumières, des tintemens de cloches, des fumées d’encens, des religieux en robes jaunes, une rumeur de prières, un bruissement de foule. Rêve ancien de ces vieux monstres que trouble à présent, deux fois par jour, l’irruption d’un dragon d’une autre espèce : celui qui va comme le typhon, crachant des flammes, et que déchaînent les magiciens d’Europe.


Cette ville morte que nous traversions ce matin, c’est Amarapura, l’ancienne capitale que Sa Majesté birmane quitta sur le conseil de ses astrologues, à la suite d’un mauvais rêve, il n’y a pas cinquante ans. Sans remords, on laisse les temples s’effriter lentement dans la forêt revenue. Rien de plus naturel en pays bouddhiste, l’idée de l’impermanence universelle étant l’axiome initial, répété dès l’enfance, et qui donne à la pensée son ton comme sa direction. On ne bâtit pas ici pour l’éternité. Tout le long de l’Irraouaddy dorment bien d’autres ruines, des cités dont l’abandon date du haut moyen âge, des temps de foi fervente, et leurs architectures admirables, debout par milliers, sont désertes comme celles de la vieille Égypte.

La vie transmigre. Aussi facilement qu’elle s’en va des formes, elle en suscite de nouvelles. Aussi facilement que fut délaissée