Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 17.djvu/860

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cette manifestation du nombre pur comme à suivre les énumérations mécaniques d’un texte pâli ou la bourdonnante rotation des moulins à prière.

Pour nous qui ne sommes pas bouddhistes, nous avons fui les influences de ce monumental rosaire en grimpant sur la grande paya centrale. Celle-là n’était pas morte, mais peuplée de petits ogres ; ployés en deux, les yeux en boule de loto, ils se convulsaient, jetaient leurs grimaces aux soixante files de pains de sucre. Cette pagode, l’imagination indo-chinoise l’avait hérissée de ses effrois de loups-garous et de contes bleus. Les rampes des escaliers se tordaient en formes squameuses de sauriens, la tête dévalante, la gueule épouvantable près de terre, appuyée sur un Iéogryphe. Les degrés mêmes de la terrasse, les longues parallèles que toute autre race d’architectes eût laissées tranquilles, étaient rompus par des dents de marbre, verticalement incrustées dans la pierre, canines acérées et qui ne servaient à rien qu’à satisfaire l’éternel besoin mongol du griffu, du crochu.

Nous sommes montés jusqu’au bulbe de pierre posé sur ce piédestal. Dans l’émouvante solitude, les petits gnomes torses avaient l’air de prendre vie et de s’étager pour regarder avec nous le paysage. Qu’il était vaste et paisible ! Par-delà le blanc rectangle des sept cent vingt-neuf pagodes, une sorte d’oasis, le lustre vert et dru de beaux jardins où des toits de monastères percent l’épaisseur des palmes et des admirables dômes de verdures. Plus loin, la nudité large et douce de la plaine, limitée au grand mur fluide, à l’ondulation vaporeuse des montagnes Shan. Au-dessus, l’abîme de lumière, sa pâleur éblouissante, impolluée…

Pourquoi donc, au sein de cette nature de paix et de magnificence, le rêve des hommes est-il si tourmenté, si hanté d’images d’effrois et de grimaces ? Et pourquoi ne peuvent-ils se reposer du monstrueux que s’ils s’hébètent dans la vision du vide ?


Visites à quantité d’autres pagodes et couvens. Beaucoup de monde en tous ces lieux sacrés ; l’activité religieuse est intense en ce moment à Mandalay. Pour découvrir les autels, nous n’avons qu’à suivre les troupes de pèlerins dont s’enluminent les avenues, jolis groupes multicolores sous les cercles plats et