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loin qu’on peut suivre sa généalogie, étaient des hommes de forte volonté, avec un penchant à la bizarrerie. La famille était d’origine hollandaise. Le grand-père était un propriétaire campagnard des environs de Dantzig ; il eut des revers de fortune, dus en partie aux révolutions politiques qui firent passer l’ancienne ville hanséatique de la suzeraineté des rois de Pologne sous le gouvernement de la Prusse. La grand’mère, devenue veuve, fut déclarée folle, et il fallut lui donner un conseil judiciaire. De leurs quatre fils, l’aîné était faible d’esprit ; le second le devint, par suite d’excès. Le quatrième, Henri-Floris, le père du philosophe, s’associa avec son troisième frère pour fonder à Dantzig une maison de commerce, qui fut bientôt très florissante. C’était un homme grand et fort ; il avait la bouche large, le nez retroussé, le menton saillant, l’oreille dure. Lorsqu’il entra dans son comptoir, dans l’après-midi du 22 février 1788, pour annoncer à ses commis la naissance d’un (ils, son teneur de livres, confiant en sa surdité, le complimenta en ces mots : « S’il ressemble à son père, ce doit être un beau babouin. »

Deux qualités qu’on ne peut refuser à Henri Schopenhauer, ce sont une volonté droite et ferme, qui ne rejetait pas la discussion, mais qui finissait toujours par s’imposer, et cette largeur d’idées que donne facilement le grand commerce maritime. Il avait fait son apprentissage à Bordeaux, et avait ensuite voyagé en France et en Angleterre. Il était cosmopolite ; mais s’il avait eu à choisir une nationalité, il se serait fait Anglais ; il lisait chaque jour le Times. Avant que son fils fût né, il avait décidé qu’il en ferait un commerçant et qu’il l’appellerait Arthur, ce nom étant le même dans toutes les langues. Il avait assisté, au cours de ses voyages, à une revue de Frédéric II à Potsdam, et il avait attiré l’attention du roi par son air de gentilhomme. Frédéric l’avait fait venir au château, avait eu avec lui une conversation qui dura deux heures, et lui avait accordé, par diplôme spécial, l’autorisation de s’établir dans ses États avec toutes sortes de franchises. Il n’usa jamais de ce privilège, et, lorsqu’en 1793 la ville de Dantzig fut incorporée au royaume de Prusse, il transporta le siège de sa maison à Hambourg. Il resta toute sa vie fidèle à sa devise : « Point de bonheur sans liberté. »

Il avait épousé, en 1785, Johanna-Henriette Trosiener, fille d’un conseiller de Dantzig. Il avait alors trente-huit ans ; elle en avait dix-neuf : c’est à peu près la différence qui existait