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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 18.djvu/153

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d’un œil révulsé, et les pieds, sous l’étroite gaine qui s’évase et se répand autour d’eux, sont attachés à terre. C’est une force invisible qui a dressé là ce jeune corps, dans sa mystique parure, et le fixe au sol, et le traverse de secousses cadencées — si profondes, si lentes — sans que le visage sorte un instant de sa catalepsie. En ce corps l’âme individuelle est abolie ; rien ne l’habite plus en ce moment que le rythme — rythme souverain, monotone, éternel, dirait-on, et qui fait songer aux aveugles Puissances, à celles qui gouvernent inéluctablement toutes les formes, conduisent les périodes de la nature, le développement des espèces et des individus, leur courbe d’un néant à l’autre, les alternances des astres, des saisons, de la Mort et de la Vie. Danse d’Extrême-Orient où l’être n’affirme pas sa joie et sa volonté de vie, l’énergie de sa personne, son caprice de fougue ou d’essor, mais en silence s’abandonne à du fatal, s’y anéantit avec douleur et volupté, — la douleur contractée de ces membres, la volupté de ce frisson dont il vibre imperceptiblement tout entier.

Et malgré la torture de ces gestes, comme on sent bien l’aristocratie de cette grêle silhouette ! Immatériel affinement de ces traits, énigme du rigide sourire aigu ! On rêve au profond passé. De quelle antiquité de race sort une telle créature ! De quelle civilisation où, pendant des siècles et des siècles, le type est allé se spécialisant, de plus en plus significatif et spiritualisé, jusqu’à n’être plus que l’idée visible, incarnée, de cette civilisation ! Et, de même, quelles durées de vie nationale il a fallu pour produire le parti pris extraordinaire, le caractère unique et complet de cette danse !

Autour de moi la fascination fixe tous les yeux. Les bouches ont cessé de mâcher le bétel ; les cigares mirlitons se sont éteints. Les « autorités » birmanes sont béantes. Dans ce groupe les moins absorbés sont trois anciens ministres du roi Thibau ; oisifs depuis la conquête anglaise. Etonnantes vieilles faces de magots, bien plus mongoles avec leurs yeux de taupes, leurs moustaches aux poils clairsemés de rats que les visages environnans, à ce point qu’on se demande s’ils n’appartiennent pas, ces chefs, à quelque haute caste où le sang des conquérans thibétains serait demeuré pur du mélange hindou. Que leurs traits sont hébétés et rudes à côté de la délicatesse alanguie du vrai type birman ! Leurs petits yeux sans humanité m’expliquent ce que je n’avais pas encore compris en ce pays de bonne grâce et