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nous fassions le service du « quart » sur le pont : le quart, dont la durée est de quatre heures et qui nécessite une attention soutenue, une vigilance constante, tandis que le navire, en marche avec toute l’escadre, représente, sur la mer fluide où tout s’efface, un point géométrique qui doit toujours conserver sa même position relativement aux autres bâtimens.

Tant que nous serons dans l’arsenal, les officiers viendront seulement passer quelques heures à bord, dans la matinée ; un seul d’entre eux, « l’officier de garde, » doit y demeurer pendant vingt-quatre heures : celui-ci surveille les travaux, assure la discipline, fait exécuter les ordres donnés par le commandant ou par le commandant en second. Aujourd’hui, c’est à mon tour « d’être de garde, » et, comme c’est un dimanche, jour de repos, les loisirs ne me manquent pas.

Le navire est silencieux. Mon oreille, habituée aux bruits, devine, plutôt qu’elle entend, le pas du factionnaire qui se promène au-dessus de ma tête. Sur le pont, devant, abrités sous une tente, les marins que retiennent à bord leur goût ou leur dégoût, leur service ou leur manque d’argent, jouent aux cartes ou au loto ; d’autres lisent ; d’autres somnolent, étendus en tas, petits Bretons rêveurs avec leurs yeux bleus fermés qui regardent dans leur âme l’image embellie de leur clocher lointain ; d’autres, dans la batterie, visitent le « sac » qui contient tous leurs vêtemens et la grossière petite boîte en bois blanc — objet précieux ! — dans laquelle ils ont renfermé les lettres de la famille, de la « promise, » une photographie, un morceau de miroir, du papier, des boutons... Grands enfans que l’isolement garde toujours naïfs, même au milieu des pires débauches dans leurs contacts accidentels avec la terre ; grands enfans, qui sont des hommes par leur courage, leur dévouement de chaque jour, et parfois des héros par eux-mêmes ignorés !

Aujourd’hui, oisif comme eux, j’ai fait comme eux : j’ai visité « mon sac, » mes tiroirs, mes livres, tout ce que j’ai apporté à bord pour y vivre deux années.

J’ai tout mis en ordre dans ma cabine ; de mon mieux je l’ai ornée avec quelques tentures, des aquarelles, des photographies, de petits bibelots. Déjà elle a pris un air habité, personnel. Plus heureux que le matelot, j’aurai toute ma chambre pour « boîte aux souvenirs. »