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face des scènes du Nord de la Norvège. Quand le soleil plongea, comme un disque d’or en fusion, derrière l’une des Loffoden, les nuées s’allumèrent de lueurs éclatantes au contact des feux de l’astre disparu, et comme cette irradiation persista jusqu’à l’aube, nous eûmes, pour la première fois, une nuit sans obscurité.

Il faisait encore jour lorsque, vers minuit, nous arrivâmes dans le détroit connu sous le nom de Raftsund, qui s’étend entre deux îles des Loffoden. Le Troldfjord, ou « fjord des sorciers, » qui s’ouvre sur ce détroit, est bien le site le plus extraordinaire de la Norvège, et même peut-être de l’Europe. On n’en croit pas ses yeux, tant le paysage est étrange, fantastique, presque irréel. Le fjord, qui n’a pas cent mètres de large, est étranglé entre de formidables murailles aussi droites que des tours, et dont les corniches, perdues dans les domaines du vertige, surplombent la mer à 12 ou 1 300 mètres de hauteur ; d’innombrables cascades aériennes mouillent ces parois nues, pareilles à des écharpes de mousseline que gonflerait le souffle de l’air. A mesure que le bateau glisse sous petite vapeur sur le miroir des eaux d’un vert d’émeraude, la troublante étrangeté du paysage s’accentue, et la stupeur succède à l’étonnement lorsque l’on se trouve en face du cirque terminal, fermé par des pics dont les cimes sourcilleuses semblent ne plus appartenir à la terre, prodigieuses tours de cathédrale ruinée, diaprées d’éblouissans champs de neige, cuirassées de fleuves de glace bleuâtre, formant une décoration digne de servir de scène à quelque sombre drame wagnérien. Voilà bien le cadre gigantesque au milieu duquel devaient se plaire les trolles et les génies de la mythologie scandinave ! Ni le célèbre pic de la Meije, dans le Dauphiné, ni les cirques des Pyrénées n’atteignent au sublime caractère de ce site, auquel la mer, baignant le pied des murailles, ajoute un élément de grandiose qu’on ne trouve qu’en Norvège, Ce qu’on ne saurait peindre par des mots, c’est l’éclat merveilleux des teintes que répandait sur la scène le brillant crépuscule de minuit. Nous ne pouvions nous arracher à ces splendeurs, et, cette nuit-là, nous oubliâmes d’aller dormir. D’ailleurs, comme il n’y a plus de nuit dès qu’on a franchi le cercle polaire, on n’éprouve plus le même besoin de sommeil que lorsque la journée de vingt-quatre heures est coupée par l’alternance de la lumière et des ténèbres. La confusion s’opère entre les heures diurnes et nocturnes ; on perd la notion du temps, et l’on