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forment ces flottilles de glaçons qui s’en vont à la dérive sur la surface verte et miroitante de la baie admirablement abritée du vent par le cercle des montagnes. Dans la claire et limpide atmosphère, les pics neigeux se détachent en lignes fines et nettes : leurs cimes inviolées, hautes de 500 à 600 mètres, et qui, par une singulière illusion, paraissent deux fois plus hautes, n’ont point de noms, à l’exception du Mont de l’Observatoire, qui surgit au sud de la baie, et du Mont de la Cloche, qui occupe la petite presqu’île qui s’avance entre la baie et la mer.

Nous mouillons à l’endroit où mouilla la corvette la Recherche, qui donna son nom à cette admirable baie. Les chaloupes sont mises à la mer, à la suite d’un petit remorqueur qu’actionne un moteur à benzine d’invention récente. Et nous voilà voguant à travers le drift, la flottille de glaçons, sur l’eau froide du fjord, dont la température est exactement de 2 degrés centigrades, tandis que la température de l’air est de 4 degrés. Nous ne nous lassons pas d’admirer les formes fantastiques et les nuances délicates de ces innombrables débris de glaciers, au milieu desquels nous nous faufilons comme dans un labyrinthe. Quelle fête pour les yeux ! Des troupes de canards, des mouettes, des eiders, des plongeurs qui nagent pur couple, s’enfuient à tire-d’aile à notre approche, et pendant que nos chasseurs se livrent à leur barbare amusement, j’observe les magnifiques jeux de lumière particuliers aux régions arctiques. La nappe paisible du fjord, que ne ride aucune brise, resplendit de longues traînées lumineuses, qui ont des éclats d’émeraude ; les neiges et les glaciers des montagnes se réfléchissent avec une admirable netteté dans le miroir des eaux. Par une étrange illusion d’optique, due à la grande pureté de l’atmosphère, le liquide cristal est d’une telle transparence, dans sa parfaite immobilité, qu’on n’aperçoit point la ligne de démarcation entre la terre et l’eau, et que, vu d’une certaine distance, notre navire semble voguer dans l’air.

Le but de notre expédition nautique est le grand glacier situé à l’extrémité orientale de la baie, celui connu sous le nom de « glacier de l’Est. » Nous en rasons le front, qui tombe à pic dans la mer, comme une muraille d’albâtre, d’une teinte azurée, haute de vingt mètres, large d’un kilomètre, criblée de mille cavernes dans lesquelles nichent de bruyantes colonies d’oiseaux. Les contrées voisines du pôle offrent seules le type grandiose de cette structure glaciaire des anciens âges géologiques. Dans le