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tant de saine fatigue, nous poussent d’une façon irrésistible au sommeil ; vraiment nous dormons sur nos chevaux...

Deux heures du matin. Mon tcharvadar m’annonce Konor-Takté, l’étape de cette nuit.

Un village fortifié, dans un bois de palmiers ; les portes du caravansérail, qui s’ouvrent devant nous, puis se referment quand nous sommes passés : tout cela, vaguement aperçu, comme en rêve... Et ensuite, plus rien ; le repos dans l’inconscience...


Jeudi 20 avril. — Eveillé dans la chambre blanchie à la chaux du caravansérail de Konor-Takté. Une cheminée, témoignant que nous sommes sortis des régions d’éternelle chaleur, et montés dans les pays qui ont un hiver. Au plafond, quantité de petits lézards roses semblent dormir : d’autres se promènent, inoffensifs et confians, sur nos couvertures. On entend au dehors des hirondelles qui délirent de joie, comme celles de chez nous à la saison des nids. Par les fenêtres, on voit des arbustes de nos jardins, lauriers-roses et grenadiers en fleurs, et aussi des blés mûrs, des champs pareils aux nôtres. Plus de lourdeurs étouffantes, plus de miasmes de fièvre ni d’essaims de mauvaises mouches ; on se sent presque délivré déjà du golfe maudit, on respire comme dans nos campagnes par les beaux matins de printemps.

Départ à cinq heures du soir, après avoir dormi une partie du jour. Il faut une heure environ pour traverser le plateau pastoral, où la moisson est mûre, où, dans les blés dorés, hommes et femmes, la faucille en main, coupent des épis en gerbe, parmi les coquelicots, les pieds-d’alouette, toutes les fleurs de France, subitement retrouvées à mille mètres d’altitude. Comme toile de fond à cet éden, se dresse vertical le second étage de la muraille Persique, une sorte de clôture haute et sombre, un rempart vers lequel nous nous dirigeons pour l’affronter cette nuit.

Le soleil est déjà bas quand nous nous enfonçons dans l’épaisseur de cette nouvelle muraille, entre des rochers couleur de sanguine et de soufre, par une fissure étroite qui semble une entrée de l’enfer. Et, tout de suite, c’est autour de nous un monde hostile, magnifiquement effroyable, où n’apparaît plus aucune plante, mais où se lèvent partout de grandes pierres aux contours tranchans, teintées de jaune livide ou de brun rouge. Une rivière traverse en bouillonnant cette région d’horreur ; ses eaux