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vient peu à peu d’être au milieu d’une bien vaste solitude ; nos campagnes d’Europe n’ont jamais ainsi, durant des lieues, tant d’espace vide ni tant de silence ; — et nous nous souvenons tout à coup que l’endroit est mal famé.

Neuf heures du soir. Instinctivement on assure son revolver : cinq hommes armés de fusils, qui attendaient au bord du chemin assis dans les herbes, viennent de se lever et nous entourent. Ils sont, disent-ils, d’honnêtes veilleurs, envoyés de Kazeronn, le village prochain, pour protéger les gens qui voyagent. Depuis quelque temps, à ce qu’ils nous content, toutes les nuits on dévalise les caravanes, et six muletiers, la nuit dernière, ont été détroussés ici même. Ils vont donc, d’autorité, nous faire escorte pendant deux ou trois lieues.

Cela semble un peu louche, et les étoiles, d’ailleurs, éclairent mal, pour voir leurs visages. Cependant ils ont plutôt l’allure bon enfant ; on accepte de faire route ensemble, eux à pied, nous au petit pas de nos bêtes ; on fume deux à deux à la même cigarette, ce qui est ici un usage de politesse, et on cause.

Une heure et demie plus tard, cinq autres personnages, pareillement armés et au guet, surgissent de même d’entre les hautes herbes et viennent à nous. Ce sont donc bien des veilleurs, en effet, et nous allons changer d’escorte. Les premiers, après avoir demandé chacun deux crans[1] pour salaire, nous confient aux soins des nouveaux, puis se retirent avec force saluts.

De temps à autre, un ruisseau d’eau vive traverse le semblant de chemin que nous suivons, toujours dans les foins verts ; et alors on s’arrête, on enlève le mors des chevaux ou des mules pour les laisser boire. Il y a des myriades d’étoiles au ciel ; et l’air s’emplit de lucioles, tellement semblables à des étincelles que l’on s’étonne presque, en les voyant partout paraître, de n’entendre pas le crépitement léger du feu.

Vers minuit, marchant à la file au milieu des pavots blancs, qui nous frôlent de leurs grandes fleurs, nous apercevons tout là-bas quelques lumières ; puis voici d’immenses jardins enclos ; c’est enfin Kazeroun. Et nous saluons les premiers peupliers, dont les hautes flèches se détachent, très reconnaissables, sur le

  1. Le cran est une pièce d’argent qui représente un franc à peu près. C’est la seule monnaie qui ait cours en Perse, et, comme il en faut emporter plusieurs milliers dans ses fontes, c’est là un des ennuis et des dangers du voyage.