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d’orangers, enclos de grands murs jaloux, avec de vieilles portes ogivales. Il y a de beaux cavaliers en armes qui caracolent dans les chemins. Mais les femmes sont de mystérieux fantômes en deuil ; le voile noir, qui ensevelit leur visage et leur corps, laisse à peine paraître le pantalon bouffant, toujours vert ou jaune, et les bas de même couleur, souvent bien tirés sur des chevilles délicates. Nous n’étions habitués jusqu’ici qu’aux paysannes, qui vont à visage découvert ; c’est la première fois que nous arrivons dans une ville, pour rencontrer des citadines un peu élégantes.

Il est encore sur terre des lieux ignorant la vapeur, les usines, les fumées, les empressemens, la ferraille. Et, de tous ces recoins du monde, épargnés par le fléau du progrès, c’est la Perse qui renferme les plus adorables, à nos yeux d’Européens, parce que les arbres, les plantes, les oiseaux et le printemps y paraissent tels que chez nous ; on s’y sent à peine dépaysé, mais plutôt revenu en arrière, dans le recul des âges.

Après les derniers vergers de Kazeroun, nous cheminons deux heures en silence, à travers une plaine admirable de fertilité et de fraîcheur ; des orges, des blés, des pâturages, qui font songer à la « Terre Promise ; » une odeur de foins et d’aromates, qui embaume l’air du soir...

Nous oubliions l’altitude à laquelle nous sommes, quand des abîmes s’ouvrent brusquement à notre droite : une autre vaste plaine, très en contre-bas de nous, avec un beau lac de saphir bleu, le tout enfermé entre des montagnes moins terribles que celles des précédens jours, et rappelant nos Pyrénées dans leurs parties restées les plus sauvages.

C’est le lac où finit de se perdre la rivière d’Ispahan ; comme pour isoler davantage la cité des vieilles magnificences, la rivière qui y passe ne se rend à aucun fleuve, à aucun estuaire, mais vient se perdre dans cette nappe d’eau sans issue, aux bords inhabités.

Ce lac et cette plaine, nous les dominons de très haut, bien qu’ils soient déjà sans doute à près de deux mille mètres au-dessus de la surface des mers. Et un étrange grouillement noirâtre s’indique là partout dans les herbages ; l’agitation d’une nuée d’insectes, dirait-on d’abord, des hauteurs où notre petite caravane passe ; mais ce sont des nomades, assemblés là par légions, pêle-mêle avec leur bétail. Vêtemens noirs, comme toujours, tentes noires et troupeaux noirs ; milliers de montons et