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jamais populaire, et par sa faute, vous avez raison. Mais est-ce une faute ? Le but d’un artiste est-il d’être lu ? Oui, s’il cherche la gloire, l’argent, l’utilité publique ; non, s’il aime le beau purement et uniquement, Beyle a écrit pour se faire le plus grand plaisir possible, abstraction faite du public ; j’aime cette abstraction ; ce n’est point insolence (du moins dans la Chartreuse et Julien), c’est théorie et vivacité de conception. Lisez comme preuve sa lettre à Balzac. — Pourquoi les artistes se considéreraient-ils comme précepteurs du genre humain ? Ils adorent une idée et non la foule ; c’est à nous, commentateurs, à introduire chez eux le public. Si le but d’un écrivain est d’intéresser et d’instruire un grand nombre de lecteurs, l’Oncle Tom est le premier des chefs-d’œuvre. Je suis là-dessus bien plus aristocrate que vous, en fait de science comme en fait d’art. Croyez-vous qu’Aristote écrivant sa Métaphysique, ou Spinoza son Éthique, espéraient des lecteurs ? L’un montrait ses notes à Eudème ou à Théophraste, l’autre envoyait ses théorèmes à Louis Meyer, tous deux parfaitement persuadés que leurs analyses ou leurs déductions ne changeraient pas la plus petite chose aux affaires humaines, fort certains d’être défigurés, oubliés ou vilipendés pendant longtemps : ce qui est arrivé. Au sommet des idées, on vit solitaire, c’est tant pis pour ceux qui sont en bas, non pour celui qui est en haut. Je cite à un ami du grec un mot d’Aristote : « Plus une science est inutile et impopulaire, plus elle est précieuse. »

Je pense comme vous sur mes jeunes gens de Platon ; je m’étais fait Grec en les étudiant, j’avais oublié l’indécence ; c’est la même faute pour les traductions. Le Platon élégant de M. Cousin ne ressemble pas du tout au Platon négligé, presque enfantin, toujours naturel, qui est le vrai. Il serait choquant, s’il se montrait tel qu’il est. C’est toujours la même règle. Il faut habiller les idées, sinon un commissaire arrive, les juge immorales et les met en prison.

Serez-vous assez obligeant pour me consoler de ma déconfiture ? Le moyen est aisé, écrivez-moi le plus souvent et le plus longuement possible, et croyez-moi votre très affectionné camarade.


H. TAINE.