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qu’il y a en effet une partie du programme socialiste dont l’utilité se trouve incontestablement confirmée par l’autobiographie du vieil ouvrier : celle qui conseille aux ouvriers de s’unir et de lutter ensemble pour la défense de leurs intérêts. Si les briquetiers d’Osnabrück avaient eu un syndicat, au moment où Fischer travaillait avec eux, leurs patrons n’auraient sans doute pas réduit sans cesse leurs salaires comme ils le faisaient : sauf peut-être pour ces patrons à être forcés de fermer leur fabrique, puisque l’on nous apprend qu’eux-mêmes gagnaient moins d’argent d’année en année. N’importe, l’avantage d’une action commune n’en demeure pas moins une des conclusions qui ressortent pour nous de la lecture du livre. Et c’est une conclusion que n’aurait point désapprouvée, j’imagine, le grand-père de Charles Fischer, ce vieux soldat qui, la Bible sous les yeux, s’amusait à écrire des choses « pareilles à ce que prêchait le pasteur dans son église. »

Mais aller plus loin, et prétendre tirer des souvenirs de Fischer un argument en faveur de l’idéal socialiste, c’est, me semble-t-il, méconnaître absolument le vrai caractère du livre. Les souffrances qu’a endurées pendant un demi-siècle le vieil ouvrier sont de celles où aucune réforme purement extérieure ne saurait remédier. Ce n’est pas le triomphe du collectivisme qui aurait pu empêcher le père de Fischer de le rouer de coups, ni ses compagnons d’équipe de le voler, ni ses contremaîtres de l’humilier et de le vexer en toute façon. Si son autobiographie, après nous avoir charmés et touchés, a encore de quoi nous prouver quelque chose, elle nous prouve que le bonheur d’un homme résulte bien moins de sa condition matérielle que des sentimens qu’il porte en lui et des sentimens des autres hommes qui vivent près de lui. Avec une éloquence d’autant plus convaincante qu’elle est plus naïve et plus spontanée, ce livre vient nous apprendre, à son tour, que « la question sociale est avant tout une question morale. » Et, bien que l’ex-pasteur qui nous le présente paraisse s’étonner que les aventures du vieux Fischer ne l’aient pas empêché de « persister dans des sentimens religieux très accusés, » nous serions tentés de dire que ces aventures elles-mêmes ne sont pas sans nous rappeler tout ce qu’aurait de précieux, pour les ouvriers comme pour leurs patrons, une croyance plus ferme à « cet autre monde dont nous parle constamment Jésus-Christ dans son Évangile. »


T. DE WYZEWA.