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de vaincre ces résistances et de déterminer dans le sens de sa thèse un courant général. Or c’est là ce qui est bien impossible quand on prend pour point de départ, comme dans le Retour de Jérusalem, un antagonisme qui procède d’élémens irréductibles. L’auteur, par souci d’impartialité, exprime-t-il tour à tour chacune des opinions opposées ? ce sera donc dans la salle tantôt aux uns, tantôt aux autres d’approuver ou de protester, jamais aux uns et aux autres de communier dans une même émotion. Bien vite on aura cessé de faire attention à l’opportunité des tirades et à la justesse des répliques : on n’écoutera plus que l’écho qu’elles éveillent dans nos passions personnelles. Du mérite dramatique ou littéraire, il ne sera plus question. C’est la déroute de l’art. Le fait est qu’on discute, à l’heure qu’il est, pour savoir si la pièce de M. Donnay est favorable aux Sémites ou aux Aryens : mais que ce soit une bonne ou une mauvaise pièce de théâtre, personne ne s’en inquiète.

Pour écrire une pièce sur un pareil thème, un auteur n’a qu’une excuse : c’est d’y être forcé. Il faut qu’il ait vu se présenter de façon impérieuse à son esprit et se dessiner devant son imagination un drame tenant étroitement aux circonstances actuelles, de telle sorte qu’il en soit le résultat spécial et nécessaire. Demandons-nous donc si celui auquel on nous fait assister dans le Retour de Jérusalem est en effet exactement dépendant du milieu social et moral d’aujourd’hui et s’il se rattache, par des liens intimes, à l’histoire de nos récentes divisions.

Michel Aubier est marié à une femme excellente, de qui il a deux enfans charmans. Après une dizaine d’années de bonheur quotidien, il se lasse de cette félicité tranquille. A cet instant psychologique, il rencontre une jeune femme vive, spirituelle, intelligente, attirante, et qui, elle aussi, étouffe dans l’atmosphère conjugale. Ils mettent en commun leur désir de liberté et contractent une union libre. Ce qui caractérise l’union libre, c’est qu’elle devient promptement le plus pénible des esclavages. Au bout de peu de temps, les deux amans s’aperçoivent qu’ils ne s’aiment plus ; ils se séparent pour courir chacun de son côté à d’autres divertissemens ou tomber à d’autres déchéances... C’est là une aventure de divorce et de faux ménage, pareille à tant d’autres, et qui n’en diffère par aucun trait essentiel. elle pouvait se dérouler, de point en point, quand bien même la société française ne se serait pas querellée sur la fraternité des peuples, le désarmement universel, et autres actualités de notre vie politique. Ces querelles, si elles interviennent dans ce drame où elles n’ont rien à faire, y sembleront rapportées et surajoutées.