Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 19.djvu/101

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il fournit. J’aime la philosophie, la musique et la peinture de la même manière et pour la même raison que les teintes rouges des bruyères lointaines. Hegel, Decamps, Beethoven et les Pyrénées ne sont pour moi que des moyens de produire en moi un même effet, que j’appelle sensation faute d’un autre mot, que j’appellerai excitation ou émotion si vous voulez ; il s’agit pour moi dans tous ces cas d’arriver à un certain état dans lequel, par exemple, lorsque je marche dans les rues, je n’aperçois ni les maisons ni les voitures, et qui me rendrait capable de faire six lieues en trois heures sans sentir mes jarrets raidis. Vous voyez tout de suite pourquoi je reste dans ma chambre et pourquoi je ne bois guère de vin de Champagne. J’ai un piano, j’ai des dessins, le gardien du Louvre me laisse entrer au Louvre, j’ai des livres, je suis des dissections à l’Ecole pratique ou des réactions chimiques à la Sorbonne. Cela me met dans l’état en question. Le vin ne m’y met pas. C’est pourquoi, quand j’en bois, je m’amuse à penser à autre chose. Je conclus contre vous que je puis concilier un grand amour des pierres et un médiocre amour du vin de Champagne, et que vous devez m’accorder le droit de rester chez moi.

Maintenant je me tâte la conscience et je me demande si je suis aussi immoral que vous le croyez. Pas tout à fait, et grâce encore à un distinguo. Chacun chez soi, c’est ma grande thèse. Dans la vie pratique, la morale est reine ; je pense comme vous qu’il n’y a rien de plus beau que la justice ; j’aime l’histoire parce qu’elle me fait assister à sa naissance et à son progrès ; je la trouve d’autant plus belle qu’elle me semble le dernier développement de la nature. Partout, au-dessus et en dessous de nous, est la force ; des lois aveugles s’accomplissent dans un ordre fixé, et leur système inflexible construit le monde avec les misères et la mort des individus. Cette lumière du droit et de la justice, c’est nous qui l’allumons et la promenons à travers l’immoralité de la nature et les violences de l’histoire, et ce ne serait pas la peine d’être homme que d’être réduit à ne pas la voir et à ne pas l’aimer. Mais, si je la vois et si je l’aime dans son domaine, je la repousse du domaine des autres. L’art et la science sont indépendans. Elle ne doit avoir aucune prise sur eux ; jamais l’artiste avant de faire une statue, jamais le philosophe avant d’établir une loi, ne doivent se demander si cette statue sera utile aux mœurs, si cette loi portera les hommes à la