Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 19.djvu/131

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Pou haï raï ! » crient, au passage de la foule, les soldats français auxquels cette expression, souvent employée par leur général, est devenue familière : « N’ayez aucune crainte ! » « Pou haï raï ! » répètent, avec une exclamation rauque en s’arrêtant, hésitans, indécis, quelques hommes, comme pour bien se rendre compte que c’est à eux que cette apostrophe s’adresse ; et aussitôt après, rassurés, de se remettre en marche en s’inclinant bas, très bas, devant les soldats, comme devant de très hauts personnages, tandis que d’autres se croient obligés de sourire, mais d’un sourire empreint d’une inexprimable tristesse, et que d’autres, enfin, les femmes surtout, la poitrine oppressée, tremblantes de terreur, hâtent encore le pas davantage pour s’éloigner au plus tôt de ces « faces blêmes, » de ces « diables étrangers » dont, il y a juste quarante ans, les armées sont déjà une fois venues envahir et bouleverser cette paisible contrée, et que les traditions, les livres, les images populaires représentaient, depuis lors, comme des « barbares, » des gens féroces et cruels, capables de tous les crimes, des pires atrocités !

Hélas ! cette réputation de sauvages et de cruels, sous laquelle, depuis cette époque, étaient connus les « diables occidentaux » servira pendant de bien longues années encore à les désigner aux générations futures, dans cette partie du Pé-tchi-li où les calamités sont venues cette fois s’abattre plus nombreuses, plus épouvantables encore que par le passé ! Ces temps de désolation et d’abomination, ainsi qu’on ne manquera point de qualifier ces journées de deuil public, dans les récits imagés, chargés de terrifiantes visions, dont les Chinois se plaisent à bercer l’enfance, ces malheureuses populations en évoqueront bien souvent le souvenir abhorré ! La ville de Tong-Tchéou, en effet, que les sages mesures des chefs alliés ont pu préserver pendant quelque temps du désastre, ne tarda pas à être pillée, saccagée, incendiée au point qu’aujourd’hui une très grande partie ne forme plus qu’un amas de ruines et de décombres.

Certes, la guerre est et sera toujours la guerre, le terrible fléau avec son cortège de dévastations, de tueries et de massacres, et quoi que l’on dise, quoi que l’on fasse, de même qu’elle sera pendant bien longtemps encore l’ultima ratio des nations, de même la défaite continuera à entraîner à sa suite le fardeau inéluctable des horreurs et des deuils que caractérise d’une manière si frappante l’impitoyable Væ victis ! des Anciens. A bon