Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 19.djvu/14

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les quartiers, recoins et dépendances de la vaste maison ; nul de nous n’a exploré le vieux corps de logis à deux étages qui est adossé à la rue, ni les immenses greniers à foin, chais et souterrains qui s’ouvrent derrière nos chambres...

Quant aux autres logis humains qui nous enserrent, il va sans dire que tout est combiné pour qu’il nous soit impossible d’y plonger un regard. Qui habite là, et que s’y passe-t-il ? Nous ne saurons jamais. Par nos fenêtres, qui ont vue sur notre cour très haut murée, on n’apercevait, quand il faisait clair, rien de ces maisons voisines ; rien que la tête des peupliers qui ombragent les petits jardins, et les toits en terre battue où l’herbe pousse, où les chats se promènent ; — ensuite, dans le lointain, par-dessus le faîte des vieilles constructions couleur de poussière, la ligne de ces montagnes nues qui enferment de toutes parts la verte plaine.

A présent donc, il fait nuit. Mes serviteurs, après tant de fatigantes veilles, dorment profondément, dans la bonne quiétude d’un voyage accompli et l’assurance de ne pas recommencer demain les chevauchées nocturnes.

Belle nuit d’étoiles, qui va se refroidissant très vite et que ne trouble aucun bruit humain. On n’entend que la voix douce et retenue des chouettes, qui s’appellent et se répondent de différens côtés, au-dessus de l’inquiétante torpeur de Chiraz...


Jeudi 26 avril. — « Allah ou Akbar !... Allah ou Akbar !... » C’est l’éternelle psalmodie de l’Islam qui m’éveille avant jour ; la voix du muezzin de mon quartier, du haut de quelque toit proche, chante éperdument dans la pâleur de l’aube.

Et, aussitôt après, des sonnailles, très argentines et charmantes, commencent à monter jusqu’à moi, de la petite ruelle noire : l’entrée des caravanes. Grosses cloches au son grave, pendues au poitrail des mules, petites clochettes passées en guirlande autour de leur cou, carillonnent ensemble, et ce bruit joyeux, tantôt assourdi, tantôt amplifié par la résonance des voûtes, s’infiltre peu à peu dans tout le labyrinthe souterrain de Chiraz, chassant le sommeil et le silence de la nuit. Cela dure très longtemps ; des centaines de mules doivent défiler devant ma porte, — et défileront sans doute ainsi chaque matin, pour m’annoncer le jour, car l’heure des caravanes est immuable. Et c’est par mon quartier qu’elles entrent en ville, toutes celles qui arrivent