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fakirs et aux voyans de l’Orient, jusqu’aux Quakers attendant la Lumière intérieure et l’inspiration de l’Esprit, écoutons seulement Jean-Jacques Rousseau, le maître de la pensée moderne, dans sa troisième lettre au président de Malesherbes. « J’allais alors d’un pas plus tranquille chercher quelque lieu sauvage dans la forêt, quelque lieu désert, où rien, montrant la main des hommes, n’annonçât la servitude et la domination, quelque asile où je pusse croire avoir pénétré le premier, où nul tiers importun ne vînt s’interposer entre la Nature et moi. C’était là qu’elle semblait déployer à mes yeux une magnificence toujours nouvelle. L’or des genêts et la pourpre des bruyères frappaient mes yeux d’un luxe qui touchait mon cœur : la majesté des arbres qui me couvraient de leur ombre, la délicatesse des arbustes qui m’environnaient, l’étonnante variété des herbes et des fleurs que je foulais sous mes pieds tenaient mon esprit dans une alternative continuelle d’observation et d’admiration : le concours de tant d’objets intéressans qui se disputaient mon attention m’attirant sans cesse de l’un à l’autre, favorisait mon humeur rêveuse et paresseuse et me faisait souvent redire en moi-même : Non, Salomon dans toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme l’un d’eux...

« Bientôt, de la surface de la terre, j’élevais mes idées à tous les êtres de la nature, au système universel des choses, à l’Etre incompréhensible qui embrasse tout. Alors, l’esprit perdu dans cette immensité, je ne pensais pas, je ne raisonnais pas, je ne philosophais pas, je me sentais avec une sorte de volupté accablé du poids de cet univers, je me livrais avec ravissement à la confusion de ces grandes idées, j’aimais à me perdre en imagination dans l’espace. Mon cœur, resserré dans les bornes des êtres, s’y trouvait trop à l’étroit. J’étouffais dans l’univers, j’aurais voulu m’élancer dans l’Infini. Je crois que si j’eusse dévoilé tous les mystères de la nature, je me serais senti dans une situation moins délicieuse que cette étourdissante extase à laquelle mon esprit se livrait sans retenue, et qui, dans l’agitation de mes transports, me faisait écrier quelquefois : O grand Être, O grand Être ! sans pouvoir dire ni penser rien de plus ! »

Ecoutons maintenant un des fils intellectuels de Jean-Jacques, le comte Tolstoï dans ses premiers souvenirs de jeunesse[1].

  1. Mémoires, édit. Perrin, p. 362. Ces lignes sont de 1855.