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feu mis par la torche d’Alexandre !... La trace en subsiste, de ce feu légendaire, elle est là entre mes mains, encore visible après plus de vingt-deux siècles !... Pendant un instant, les durées antérieures s’évanouissent pour moi ; il me semble que c’était hier, cet incendie ; on dirait qu’un sortilège d’évocation dormait dans ce bloc de cèdre ; beaucoup mieux que la veille, presque en une sorte de vision, je perçois la splendeur de ces palais, l’éclat des émaux, des ors et des tapis de pourpre, le faste de ces inimaginables salles, qui étaient plus hautes que la nef de la Madeleine et dont les enfilades de colonnes, comme des allées d’arbres géans, s’enfuyaient dans une pénombre de forêt. Un passage de Plutarque me revient aussi en mémoire ; un passage traduit jadis, au temps de mes études, avec un maussade ennui, sous la férule d’un professeur, mais qui tout à coup s’anime et s’éclaire ; la description d’une nuit d’orgie, dans la ville qui s’étendait ici, autour de ces esplanades, à la place où sont à présent ces champs de fleurs sauvages : le Macédonien déséquilibré par un trop long séjour au milieu de ce luxe à lui si inconnu, le Macédonien ivre et couronné de roses, ayant à ses côtés la belle Thaïs, conseillère d’extravagances, et, sur la fin d’un repas, empressé à satisfaire un caprice de la courtisane, se levant avec une torche à la main pour aller commettre l’irrémédiable sacrilège, allumer l’incendie, faire un feu de joie de la demeure des Achéménides. Et alors, les immenses cris d’ivresse et d’horreur, la flambée soudaine des charpentes de cèdre, le crépitement des émaux sur la muraille, et la déroute enfin des gigantesques colonnes, se renversant les unes sur les autres, rebondissant contre le sol avec un bruit d’orage... Sur le morceau de poutre qui existe encore et que mes mains touchent, cette partie noirâtre, c’est pendant cette nuit-là qu’elle fut carbonisée...


L’étape d’aujourd’hui sera de neuf heures, et nous l’allongeons encore d’un détour, afin de voir de plus près la montagne couleur de basane, qui se lève derrière Persépolis comme un grand mur en cuir gondolé, et dans laquelle s’ouvrent les trous noirs, les hypogées des rois Achéménides.

Pour arriver au pied de ces roches, il faut cheminer à travers des éboulis sans fin de pierres sculptées, des amas de ruines ; les passés prodigieux ont imprégné ce sol, qui doit être plein de trésors ensevelis et plein d’ossemens.