Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 19.djvu/266

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

trous béans d’où l’on a retiré la terre à bâtir, pour les forteresses, les maisons et les mosquées.

Le soleil est couché lorsque nous passons cette porte ogivale, qui semblait tout le temps se dérober devant nous. La ville, alors, que ses murailles dissimulaient presque, enchante soudainement nos yeux. Elle est de ce même gris rose que nous avions déjà vu à Chiraz, à Abadeh, et aussi dans chacun des villages du chemin, puisque c’est toujours la même terre argileuse qui sert à tout construire, mais elle se développe et s’étage sur les ondulations du sol à la manière d’un décor de féerie. Et comment peut-on oser, avec de la terre, édifier tant de petits dômes, et les enchevêtrer, les superposer en pyramides ? Comment tiennent debout, et résistent aux pluies, tant d’arcades, de grandes ogives élégantes, qui ne sont que de la boue séchée, et tant de minarets, avec leurs galeries comme frangées de stalactites ? Tout cela, bien entendu, est sans arêtes vives, sans contours précis ; l’ombre et la lumière s’y fondent doucement, parmi des formes toujours molles et rondes. Sur les monumens, pas de faïences bleues, pas d’arbres dans les jardins, rien pour rompre la teinte uniforme de ce déploiement de choses, toutes pétries de la même argile rosée. Mais le jeu des nuances est en bas, dans les rues pleines de monde : des hommes en robe bleue, des hommes en robe verte ; des groupes de femmes voilées, groupes intensément noirs, avec ces taches d’un blanc violent que font les masques cachant les visages. Et il est surtout en haut, le jeu magnifique, le heurt des couleurs, il est au-dessus de l’amas des coupoles grises et des arcades grises : à ce crépuscule, les inaccessibles montagnes alentour étalent des violets somptueux de robe d’évêque, des violets zébrés d’argent par des coulées de neige ; et, sur le ciel qui devient vert, des petits nuages orange semblent prendre feu, se mettent à éclairer comme des flammes... Nous sommes toujours à près de 2 000 mètres d’altitude, dans l’atmosphère pure des sommets, et le voisinage des grands déserts sans vapeur d’eau augmente encore les transparences, avive fantastiquement l’éclat des soirs.

C’est donc aujourd’hui la grande solennité religieuse des Persans, l’anniversaire du martyre de leur khalife. Dans les mosquées, des milliers d’hommes gémissent ensemble ; on entend de loin leurs voix, en un murmure confus qui imite le bruit de la mer.