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incolores, qui s’écrasent sous nos pas en répandant leur parfum. Nous pensions en avoir fini avec le désert triste et suave ; nous Le retrouvons plus monotone que jamais, pendant nos sept ou huit heures de route, avec une chaleur croissante et de continuels mirages.

On aurait pu, en forçant un peu l’étape, arriver enfin ce soir à Ispahan ; mais la tombée de la nuit nous a paru un mauvais moment pour aborder une ville où l’hospitalité est problématique, et nous avons décidé de nous arrêter dans un caravansérail, à trois lieues des murs.

Des mirages, des mirages partout : on se croirait dans les plaines mortes de l’Arabie. Un continuel tremblement agite les horizons, qui se déforment et changent. De différens côtés, des petits lacs, d’un bleu exquis, reflétant des rochers ou des ruines, vous appellent et puis s’évanouissent, reparaissent ailleurs et s’en vont encore... Une caravane d’animaux étranges s’avance vers nous ; des chameaux qui ont deux têtes, mais qui n’ont pas de jambes, qui sont dédoublés par le milieu, comme les rois et les reines des jeux de cartes... De plus près, cependant, ils redeviennent tout à coup des bêtes normales, d’ordinaires et braves chameaux qui marchent tranquillement vers cette Chiraz, déjà lointaine derrière nous. Et ce qu’ils portent, en ballots cordés suspendus à leurs flancs, c’est de l’opium, qui s’en ira ensuite très loin vers l’Orient extrême ; c’est une ample provision de rêve et de mort, qui a poussé dans les champs de la Perse sous forme de fleurs blanches, et qui est destinée aux hommes à petits yeux du Céleste-Empire.

Sur le soir, ayant traversé des défilés rugueux, entre des montagnes pointues et noirâtres comme des tentes bédouines, nous retombons dans une Perse plus heureuse ; au loin reparaissent partout les taches vertes des blés et des peupliers.

Notre gîte pour la nuit est cependant un assez farouche petit château fort, isolé au milieu des landes stériles. D’innombrables ballots de marchandises et quelques centaines de chameaux accroupis entourent ce caravansérail, quand nous y arrivons au déclin rouge du soleil ; c’est une de ces immenses caravanes, plus lentes que les files de mulets ou d’ânons, qui font les gros transports et mettent de cinquante à cinquante-cinq jours entre Téhéran et Chiraz. Comme d’habitude, nous occupons le logis des hôtes de marque, au-dessus de l’ogive d’entrée ; une chambre