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parmi les débris de remparts et les eaux vives, pour ensuite nous engager entre des murs de vingt pieds de haut, dans un chemin étroit et sans vue, creusé en son milieu par un petit torrent. C’est comme une longue souricière, et cela débouche enfin sur une place où bourdonne la foule. Des marchands, des acheteurs, des dames-fantômes, des Circassiens en tunique serrée, des Bédouins de Syrie venus avec les caravanes de l’Ouest (têtes énormes, enroulées de foulards), des Arméniens, des Juifs... Par terre, à l’ombre des platanes, les tapis gisent par monceaux, les couvertures, les selles, les vieux burnous ou les vieux bonnets ; des ânons, en passant, les piétinent, — et nos chevaux aussi, qui prennent peur. Cependant, ce n’est pas encore la ville aux minarets bleus. Ce n’est pas la vraie Ispahan, que nous avions aperçue en sortant du désert, et qui nous avait semblé si proche dans la limpidité du matin ; elle est à une lieue plus loin, au delà de plusieurs champs de pavots et d’une rivière très large. Ici, ce n’est que le faubourg arménien, le faubourg profane où les étrangers à l’Islam ont le droit d’habiter. Et ces humbles quartiers, pour la plupart en ruines, où grouille une population pauvre, représentent les restes de la Djoulfa qui connut tant d’opulence à la fin du XVIe siècle, sous Chah Abhas. (On sait comment ce grand empereur, — par des procédés un peu violens, il est vrai, — avait fait venir de ses frontières du Nord toute une colonie arménienne pour l’implanter aux portes de la capitale, mais l’avait ensuite comblée de privilèges, si bien que ce faubourg commerçant devint une source de richesse pour l’Empire. Aux siècles d’après, sous d’autres Chahs, les Arméniens, qui s’étaient rendus encombrans, se virent pressurés, persécutés, amoindris de toutes les manières[1]. De nos jours, sous le Vizir actuel de l’Irak, ils ont cependant recouvré le droit d’ouvrir leurs églises et de vivre en paix.)

On nous presse de rester à Djoulfa : les chrétiens, nous dit-on, ne sont pas admis à loger dans la sainte Ispahan. Nos chevaux, d’ailleurs, ne nous y conduiront point, leur maître s’y refuse ; ça n’est pas dans le contrat, et puis ça ne se fait jamais. Des Arméniens s’avancent pour nous offrir de nous louer des

  1. A côté des exactions et des violences qu’ils avaient à subir, des édits très comiques étaient lancés contre eux, entre autres la défense de venir en ville quand il pleuvait et qu’ils étaient crottés, parce que, dans le bazar, le frôlement de leurs habits pouvait alors souiller les robes des Musulmans.