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accusée, ils prenaient l’habitude de marquer fortement, sur leurs toiles, l’individualité de leurs personnages. « Pour cela, nous avons les douze apôtres, » objecta l’un des Nazaréens. Et Schopenhauer de riposter : « Sortez-moi donc de Jérusalem, avec vos douze Philistins. » Mais les Nazaréens restaient dans Jérusalem ; et, malgré leurs défauts, dont quelques-uns étaient voulus comme le sont des mortifications, ils eurent une influence et marquèrent une époque.

Ils installèrent à Rome une sorte de petite « république » allemande : quiconque émigrait du Nord au Midi les venait visiter : Louis de Bavière, en 1818, fut, durant son séjour sur les sept collines, leur commensal familier. On donnait bien pieusement des fêtes d’art, où l’on s’habillait en vieux costumes allemands ; Dorothée Schlegel, l’ancienne prêtresse du culte de Goethe, se plaisait en cette société, dont son fils le peintre Philippe Veit, converti comme elle, était l’une des gloires ; et l’on applaudissait à un transparent rapidement brossé par Schadow, qui représentait le balayage des écuries d’Augias... On signifiait ainsi le balayage du paganisme !

Ce fut, pour la cohésion des Nazaréens, l’un des derniers beaux jours. Rome peu à peu les rendit à l’Allemagne. Il fallait, — c’est une loi des choses, — que l’école nazaréenne mourût, pour que s’essaimassent et se développassent, à travers la patrie allemande, les germes de vie qu’elle réchauffait. Fidèle à la Ville Eternelle, Overbeck n’assistait pas sans tristesse à cette fatale dispersion : une telle tristesse était humaine. Mais, lorsqu’il voyait le catholique Cornélius diriger tour à tour les écoles artistiques de Dusseldorf et de Munich, et puis exécuter des commandes pour la maison de Hohenzollern, et même pour la cathédrale protestante de Berlin, le catholique Schadow succéder à Cornélius dans la direction de l’école de Dusseldorf et en assurer la longue prospérité ; lorsqu’il voyait le catholique Philippe Veit sacré comme une autorité artistique dans l’incroyante ville de Francfort et chargé de retracer dans le Roemer les gloires du vieil Empire ; et lorsqu’il voyait, plus tard, Deger, Itenbach, les deux Muller surtout, tous peintres de Dusseldorf, renouveler l’imagerie religieuse en Allemagne et même en France, et, suivant le mot du cardinal Wiseman, restaurer le goût chrétien en Europe ; Frédéric Overbeck, qui glissait solitaire parmi les ruines de Rome, se pouvait dire que son œuvre n’avait pas été vaine ;