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ne s’ankylosent pas dans la jouissance d’un faste stérile. Leur unique objectif n’est pas d’accroître leurs millions. En eussent-ils, suivant la locution courante, « à ne savoir qu’en faire, » ils s’ingénient à en faire quelque chose : quelque chose de neuf, de puissant et d’utile. Ils se trompent parfois dans leurs créations, parfois ils dépassent le but ; mais le but est toujours noble. Et quand ils réussissent, quand les millions ont bien travaillé, leur propriétaire se trouve avoir honoré son nom en justifiant sa chance.

A trois minutes de Broadway, la longue artère qui correspond à nos grands boulevards, entre la 6e Avenue et Bleecker street, dans le quartier des affaires, s’élève une masse architecturale de neuf étages, — un « building, » — dont les deux ailes sont séparées par une vaste cour vitrée. C’est l’un des deux Mills Hotels, jusqu’ici réservés aux hommes. — Des établissemens analogues seront plus tard mis à la disposition du sexe faible. — Celui-ci renferme 1 554 chambres. Le jour même de l’ouverture, il y a environ six ans, 500 d’entre elles furent occupées ; quelques semaines après, elles l’étaient toutes. La moyenne de la location quotidienne est de 1 526 chambres. Moyennant un franc payé à l’entrée, à partir de cinq heures du soir, les cliens reçoivent leur clef et sont chez eux. Ils peuvent à leur gré, après avoir traversé le large vestibule de marbre blanc, se rendre, par un des trois ascenseurs, au numéro qui leur appartient, ou s’installer dans une des salles de lecture, de jeux, de conversation, au fumoir, dont l’atmosphère est incessamment renouvelée par un système excellent de ventilation. Ils peuvent aussi prendre leur bain, — gratis ; — le bain à discrétion, ce raffinement d’hier... renouvelé des Grecs, est encore à Paris le privilège des résidences de grand luxe : le Ritz ou l’Elysée-Palace. Ailleurs, dans des hôtels où les chambres se louent 12 et 15 francs par jour, le bain se paie à part et représente, à lui seul, une dépense supplémentaire de 1 fr. 50. Quant à nos auberges parisiennes à « vingt sous » par jour, ce sont des taudis sordides où l’idée de prendre un bain ne vient pas à un homme bien portant et où il n’existe sans doute aucune baignoire.

Il en était de même aux États-Unis, avant la création des Mills Hotels, dans ces garnis de dernière classe que les Américains nomment en argot des « morgues, » et le tenancier d’une des sinistres demeures ainsi baptisées se moquait d’avance,