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marin. Après avoir consciencieusement scruté l’horizon, il déclare que les glaces obstruent le passage vers la Liefde Bay : ainsi se vérifie l’appréhension du capitaine Bade, et il nous faut renoncer définitivement à pénétrer dans le Wijdefjord, dont l’entrée n’est d’ailleurs que rarement libre, même en été. Avant de virer de bord, nous nous lançons à toute vapeur vers la banquise.

Oh ! l’impressionnant spectacle que cette banquise que nous n’avions fait qu’entrevoir la nuit dernière, et que nous voyons maintenant de tout près ! C’est sur cette infinie étendue de glace qui est là devant nous dans sa muette immobilité, que Nansen et Johansen s’en allèrent à la conquête du pôle ! C’est dans cette plaine de glace que fut enfermé le Fram ! C’est sur cette banquise sans fin que trouvèrent leur tombeau l’infortuné Andrée et ses deux compagnons ! Que de poignans souvenirs, que de graves pensées se présentent à l’esprit devant cette infranchissable limite de la navigation ! Rien ne peut rendre l’émotion qui vous étreint lorsque vous pouvez toucher du doigt ce redoutable pack, en étudier de près la compacte structure, y distinguer les hummocks, les toros, le floe, les icebergs, toutes ces bizarres formations dont les langues parlées dans nos climats tempérés ne peuvent donner qu’une idée confuse. Comme toutes les notions vagues puisées dans les récits des navigateurs se précisent devant la saisissante réalité ! Quelle vue unique pour des yeux humains I Et comme cela paraît nouveau et étrange à l’oreille, le craquement des énormes glaçons se heurtant les uns contre les autres ! Sur les bords de la banquise, en effet, la glace est toute disloquée et se soulève sous l’action du flot : ce sont des îlots de glace, qui se ruent les uns contre les autres, avec des rugissemens rauques ; leur taille dépasse de beaucoup celle de notre navire, et leur épaisseur varie de deux à sept mètres La limite entre la banquise et la mer n’est pas précise. Mais à quelques mètres du bord, tout se solidifie, le pack devient une plaine forme et continue, qui se poursuit, comme une mer figée, jusqu’au pôle, et du pôle jusque vers les rivages opposés. de l’Alaska. C’est, à perte de vue, à l’infini, un éblouissement de bleu et de blanc sur lequel se détachent, çà et là, de grands icebergs noirs, portant les matières terreuses entraînées par les glaciers.

Comme si l’imprévu devait inévitablement surgir dans les