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dans cette profonde dépression qui coupe le Spitzberg presque de part en part, et qui n’est qu’un vaste affaissement de l’écorce terrestre, comme l’ont établi les récentes investigations du baron de Geers, et comme l’attestent les anciennes lignes de fissure et de dislocation qui a voisinent la dépression.

L’Icefjord est le plus grandiose de tous les fjords du Spitzberg. Ce magnifique bras de mer pénètre à plus de 75 kilomètres dans l’intérieur des terres, où il forme de nombreuses ramifications, le Nordfjord, la Dickson Bay, la Klaas Billen Bay, la Sassen Bay. Nous naviguons pendant trois heures entières pour parcourir le fjord dans toute sa longueur, depuis le cap Staralschin jusqu’à l’extrémité de la Sassen Bay. Et cette navigation est une des plus merveilleuses qu’on puisse faire. Sur l’eau morte du fjord, aux reflets métalliques, flottent les milliers de petits icebergs qui ont valu son nom à la baie. Ces icebergs se détachent constamment des immenses courans de glace qui, sur la rive septentrionale, submergent toutes les vallées et se précipitent dans la baie comme une marée diluvienne subitement congelée. C’est le plus extraordinaire des tableaux alpestres, transporté des hautes altitudes de la Suisse au niveau de la nier. Sur la rive opposée, le spectacle est tout différent : là, ce sont tantôt de puissantes murailles verticales auxquelles il semble qu’on ait appliqué l’équerre et le cordeau, tant leurs assises sont régulières ; tantôt de curieuses montagnes en forme de table, tantôt des forteresses de calcaire triasique et de dolomie qui donnent au fjord des Glaces un caractère tout différent des fjords du Nord. Par suite de l’action des neiges, certaines parois affectent la forme de vastes draperies qui auraient été froissées et chiffonnées. Les mousses qui tapissent les contreforts inférieurs leur donnent des tons admirables de malachite.

Il est dix heures du soir lorsque nous mouillons dans la Sassen Bay qui s’arrondit en un vaste bassin au bout du fjord, et qu’entourent ces montagnes tabulaires qui rappellent, par leur aspect bizarre, les fameux canons du Colorado. Conway a donné à l’une d’elles le nom de Temple Mountain, à cause de son architecture fantastique : elle se termine, vers la mer, par une muraille à pic flanquée de bastions et hérissée de clochetons. Au bout de la baie s’ouvre la vallée de la Sassen Dal, qu’arrose la seule rivière que nous ayons vue au Spitzberg : elle ne coule point en masse compacte, mais s’éparpille en une infinité