Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 19.djvu/454

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Nous quittons dans la matinée cette Sassen Bay, située dans la région la plus reculée du Spitzberg, et nous côtoyons la rive méridionale du fjord des Glaces. La carte marine de ces parages, dressée par l’amirauté anglaise, est fort inexacte, et les bas-fonds en rendent la navigation périlleuse, surtout en temps de brouillards. Cette côte est découpée par une série de baies, dans certaines desquelles on a trouvé des gisemens de charbon, témoignage du doux climat dont le Spitzberg a dû être favorise anciennement. De toutes ces baies, la plus accessible aux gros navires est l’Advent Bay, bien connue de tous les voyageurs qui ont visité le Spitzberg : c’est là, en effet, que la compagnie de navigation norvégienne Vesteraalen avait établi, il y a quelques années, une petite hôtellerie, la Turisthutte, qu’un de ses navires desservait chaque semaine pendant les deux mois d’été ; mais les touristes étaient rares, et la compagnie dut renoncer à entretenir des relations avec un pays inhabité. La hutte, qui contenait une vingtaine de couchettes, distribuées dans des sortes de cabines de navire, est aujourd’hui fermée à clef et abandonnée.

Nous faisons une courte relâche à Advent Bay, mais sans y débarquer, et nous nous bornons à regarder de loin la Turisthutte. C’est une sorte de loghouse couleur sang de bœuf, percé de dix petites fenêtres, établi sur une terre d’alluvion au pied d’une de ces montagnes tabulaires qui dominent la rive méridionale du fjord des Glaces. Le site n’a d’ailleurs aucun caractère bien saillant après les paysages si grandioses des fjords voisins, et il n’a été choisi que parce qu’il offre un excellent mouillage. C’est pourtant l’Advent Bay qui fut l’unique objectif des expéditions organisées vers le Spitzberg pendant les dernières années ; l’on a peine à comprendre comment les voyageurs pouvaient y passer la semaine qui s’écoulait entre deux départs de bateau. Nous voyons, mouillée dans la baie, une petite barque à deux mâts : c’est celle de trois Norvégiens qui se proposent d’hiverner dans ces parages solitaires pour chasser le renne, le renard bleu et l’ours blanc : ils se sont construit, sur la rive, non loin de l’hôtellerie abandonnée, une petite hutte où ils affronteront les rigueurs du terrible hiver arctique : il faut que le métier soit lucratif pour qu’il puisse déterminer des hommes à s’exiler pendant l’éternelle nuit polaire dans une contrée déserte. Le capitaine Bade nous a raconté l’étrange aventure survenue, il y a quelques années, à un matelot norvégien de sa connaissance :