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cadre des histoires sentimentales de Richardson, l’auteur d’Evelina introduit, pour la première fois, une peinture réaliste qui, jusqu’alors, ne s’était exercée que dans le cadre plus lâche du roman picaresque de l’école de Fielding, ou dans l’ovale délicat d’une comédie familière, avec l’admirable Vicaire de Wakefield. Et l’innovation ne laisse pas d’être assez importante, aussi bien en elle-même que dans ses conséquences. On peut dire que c’est à Evelina que le roman anglais doit d’être devenu le genre spécial qu’il a été au XIXe siècle, le grand genre illustré par les Dickens et les Thackeray. Cette histoire sans originalité propre est, avec cela, la première où les fortes méthodes d’observation de Fielding se trouvent appliquées non plus à l’étude d’un monde exceptionnel d’aventuriers et de filles galantes, mais simplement à l’étude des mœurs quotidiennes de la bourgeoisie anglaise. Les personnages, certes, n’y ont pas l’allure magnifique de Tom Jones ou d’Humphrey Clinker ; mais ce sont des personnages d’une réalité plus familière, plus accessible à la masse du public, et qui ne va pas manquer d’offrir dorénavant aux romanciers un champ d’observation à la fois plus large, plus facile, et plus riche. Al. Smith et Mme Duval, les Branghton et le capitaine Mirvan, ce sont déjà comme de sommaires ébauches des figures inoubliables que va bientôt, faire surgir devant nous le génie de Dickens.

Tous ces mérites, d’ailleurs, n’ont pas empêché Evelina de tomber vite dans un oubli dont, trois quarts de siècles plus tard, le généreux effort de Macaulay a lui-même échoué à la faire sortir. Mais sur les contemporains, comme je l’ai dit, l’effet du roman fut considérable. Les acheteurs affluaient dans la boutique de Fleet Street ; les exemplaires des cabinets de lecture circulaient de main en main ; et déjà plusieurs des noms des personnages, le « beau de Holborn, » Polly Branghton, le lovelace Lovel, commençaient à pénétrer dans l’usage courant de la conversation : seul, le nom de l’auteur du roman continuait à être ignoré. Ce n’est que cinq ou six mois après la publication des trois volumes que le mystère de l’auteur d’Evelina se trouva enfin éclairci, du moins, pour le petit groupe de connaisseurs qui, sous la conduite du docteur Johnson, se piquaient de présider aux destinées de la république des lettres. Et l’on doit ajouter que, pour nombre de ces connaisseurs, la révélation s’accompagna d’une nouvelle surprise. « Je connais quelqu’un, — disait la spirituelle Mme Cholmondeley, — qui a parié que l’auteur d’Evelina était un homme : moi, j’étais prête à parier que c’était une femme. Mais nous aurions tous deux perdu notre pari, car l’auteur d’Evelina est une petite fille ! »