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Vite, traversons ce lieu vaste, désert à cette heure sous le soleil torride, et de l’autre côté, par une ogive semblable, abritons-nous à nouveau, reprenons la fraîcheur des voûtes.

Le bazar où nous nous retrouvons à l’ombre est celui des pâtissiers. Il y fait chaud ; des fourneaux y sont allumés partout dans les échoppes ; et on y sent l’odeur des bonbons qui cuisent. Beaucoup de bouquets de roses, aux petits étalages, parmi les sucres d’orge et les tartes ; des sirops de toutes couleurs dans des carafes ; des confitures dans de grandes vieilles potiches chinoises, arrivées ici au siècle de Chah-Abbas ; une nuée de mouches. Des groupes nombreux de dames noires au masque blanc. Et surtout des enfans adorables, drôlement habillés comme de grandes personnes ; petits garçons en longue robe et trop haut bonnet ; petites filles aux yeux peints, jolies comme des poupées, en veste à basques retombantes, jupe courte et culotte par-dessous.

Au suivant carrefour, qui montre une vétusté caduque, des groupes stationnent auprès de la fontaine : assis sur le bord de la vasque de marbre, un vieux derviche est là qui prêche, tout blanc de barbe et de cheveux dans le rayon qui tombe du haut de la coupole, l’air d’avoir cent ans, et, du bout de ses doigts décharnés, tenant une rose.

Ensuite, c’est le bazar des bijoutiers, très archaïque, très souterrain, et où ne passe personne. On y vend des objets d’argent repoussé, coffrets, coupes, miroirs, carafes pour le kalyan ; dans des boîtes vitrées, aux verres ternis, qu’enveloppe toujours par surcroît de précautions un filet en mailles de soie bleue, on vend aussi des parures anciennes, en argent ou en or, en pierreries vraies ou fausses, et quantité de ces agrafes pour attacher derrière la tête le petit voile blanc percé de deux trous qui masque le visage des femmes. Les marchands, presque tous, sont des vieillards à la barbe neigeuse, accroupis dans des niches sombres, chacun tenant sa petite balance pour peser les turquoises et chacun poursuivant son rêve que les acheteurs ne viennent guère troubler. La poussière, les chauves-souris, les toiles d’araignée, les décombres noirs ont envahi ce bazar délaissé, où sommeillent pourtant d’exquises choses.

Nous finissons la journée dans un Ispahan de ruines et de mort, qui se fait de plus en plus lugubre à mesure que le soleil baisse. C’est l’immense partie de la ville qui a cessé de vivre