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de glaçons et de givre ; son délabrement est extrême ; cependant, aux parties de voûte qui ont résisté, des milliers de petits fragmens de miroir, oxydés par les années, continuent de briller comme du sel. Un humble marchand de thé et de gâteaux est venu aussi s’installer à l’ombre de cette ruine, et mon arrivée dérange une compagnie de dames-fantômes qui commençaient gaîment leur dînette sur l’herbe de la cour, mais qui font silence et se dépêchent de baisser leurs voiles dès que j’apparais.

Il faut rentrer avant le coucher du soleil, comme toujours. D’ailleurs, la soirée est maussade, après un si radieux midi ; un vent s’est levé, qui a passé sur les neiges et ramène une demi-impression d’hiver, en même temps que des nuages traversent le ciel.

Dans l’étroit sentier que je prends pour revenir, au milieu des blés, des bleuets et des coquelicots, une femme arrive en face de moi, toute noire, bien entendu, avec une cagoule blanche ; elle marche lentement, tête baissée, on dirait qu’elle se traîne : quelque pauvre vieille sans doute, qui voit son dernier mois de mai, et je sens la tristesse de son approche... La voici à deux pas, la traînante et solitaire promeneuse... Une rafale tourmente son long voile de deuil ; son masque blanc se détache et tombe !... Oh ! le sourire que j’aperçois, entre les austères plis noirs... Elle a vingt ans, elle est une petite beauté espiègle et drôle, avec des joues bien rondes, bien roses ; des yeux d’onyx, entre des cils qui ont l’air faits en barbes de plume de corbeau, — absolument comme les sultanes peintes sur les boîtes anciennes... A quoi pouvait-elle bien rêver, pour avoir l’allure si dolente, cette petite personne, ou qui attendait-elle ?... Moitié confuse de sa mésaventure, moitié amusée, elle m’a adressé ce gentil sourire ; mais bien vite elle rattache son loup blanc, et prend sa course dans les blés, plus légère qu’une jeune chevrette de six mois.

Il y a foule sur le pont d’Ispahan, vers cinq heures du soir, lorsque j’y arrive ; tous les promeneurs du vendredi rentrent chez eux sans s’attarder davantage, car en Perse on a toujours peur de la nuit ; à droite et à gauche de la grande voie, dans ces deux passages couverts aux aspects de cloître gothique, c’est un défilé ininterrompu de dames noires, ramenant par la main des bébés fatigués qui se font traîner.

Dans les bazars, que je dois traverser, le retour des champs, à cette heure, met aussi du monde et de la vie, heureusement