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quand on passe ; ils sont maintenant tout ce qui reste de vivant dans les rues, et ils ne se lèvent même pas, se contentent de dresser la tête et de montrer les crocs. Rien d’autre ne bouge. A part les ruines éventrées, pas une maison qui ne soit peureusement close. Armé jusqu’aux dents, le veilleur du quartier nous suit à pas de loup, en sourdes babouches. Quand on arrive à la porte cloutée de fer qui termine son domaine et barre le chemin, il appelle à longs cris le veilleur suivant, qui répond à voix d’abord lointaine, et puis se rapproche en criant toujours et finit par venir ouvrir, avec des grincemens de clefs, de verrous, et de gonds rouillés. On entre alors dans une nouvelle zone d’ombre et de ruines croulantes, tandis que la porte derrière vous se referme, vous isolant tout à coup davantage du logis dont on s’éloigne. Et ainsi de suite, chaque tranche des catacombes que l’on traverse ne communiquant plus avec la précédente d’où l’on vient de sortir. Dans les parties voûtées, où se concentrent des odeurs de moisissures, de décompositions et de fientes, il fait noir comme si on cheminait à vingt pieds sous terre. Mais, dans les parties à ciel libre, on a l’émerveillement des étoiles, qui en Perse ne sont pas comparables aux étoiles d’ailleurs, et qui paraissent plus rayonnantes encore entre ces murailles crevées et ces masures, dans ce cadre de vétusté et de ténèbres. Tout concourt à ce que cette atmosphère soit quelque chose de ténu et de translucide, où aucun scintillement n’est intercepté : l’altitude, et le voisinage de ces déserts de sable qui jamais n’exhalent de vapeur. Elles jettent les mêmes feux que les purs diamans, ces étoiles de Perse, des feux colorés si l’on y regarde bien, des feux rouges, violets ou bleuâtres. Et puis elles sont innombrables ; des milliers d’univers, qui en d’autres régions de notre monde ne seraient pas visibles, brillent en ce pays pour les yeux humains, du fond de l’infini.

Mais, par contraste, quelle lamentable décrépitude ici, sur la terre ! Ecroulemens, décombres et pourritures, c’est en somme tout ce qui reste de cette Ispahan qui, dans le lointain et sous les rayons de son soleil, joue encore la grande ville enchantée...

Au-dessus de nos têtes, les voûtes s’élèvent, deviennent majestueuses ; nous arrivons aux quartiers construits par le Chah Abbas, et nous voici arrêtés devant la porte d’une des principales artères du bazar. Là, le veilleur qui nous guide commence de héler à cris prolongés, et bientôt une voix de loin