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crânes et de carcasses, qui sont les cimetières sans fin des mules et des chameaux.

Là, nous croisons l’arrière-garde attardée du vizir : encore des cavaliers armés ; encore des palanquins rouges enfermant des dames, de très larges palanquins qui sont posés chacun sur deux mules accouplées et où les belles voyageuses se mettent à leur petite fenêtre pour nous regarder passer ; et, en dernier lieu, une file interminable de bêtes de charge, portant des coffres incrustés ou ciselés, des paquets recouverts de somptueux tapis, et de la vaisselle de cuivre, et de la vaisselle d’argent, des aiguières d’argent, de grands plateaux d’argent.

Ensuite, dans le désert d’argile durcie, plus rien jusqu’à l’étape méridienne, un triste caravansérail solitaire, entouré de squelettes, de mâchoires et de vertèbres, et où nous ne trouvons même pas de quoi faire manger nos chevaux.

Le désert de l’après-midi devient noirâtre, entre des montagnes de même couleur dont les roches ont des cassures et des luisans de charbon de terre. Et puis, tout à coup, on croirait voir l’Océan se déployer en avant de notre route, sous d’étranges nuées obscures : ce sont des plaines en contre-bas (par rapport à nous s’entend, car elles sont encore à plus de mille mètres d’altitude) ; et en l’air, ce sont des masses énormes de poussière et de sable, soulevées par un vent terrible qui commence de venir jusqu’à nous.

D’habitude, lorsqu’il se présente une côte trop roide et que notre attelage risque de ne pouvoir la gravir, le cocher y lance ses quatre chevaux à une allure furieuse, les excitant par des cris, et les fouaillant à tour de bras. Dans les descentes, au contraire, on les retient comme on peut, mais cette fois ils s’emballent comme pour une montée, et nous dégringolons au fond de cette plaine avec une vitesse à donner le vertige, la respiration coupée par le vent et les yeux brûlés par une grêle de poussière. Jamais nuages réels n’ont été aussi opaques et aussi noirs que ceux qui s’avancent pour nous recouvrir ; çà et là des trombes de sable montent tout droit comme des colonnes de fumée, on dirait que ces étendues brûlent sourdement sans flammes. Ce nouveau désert, où nous descendons si vite, est plein d’obscurité et de mirages, toute sa surface tremble et se déforme ; il a quelque chose d’apocalyptique et d’effroyable ; d’ailleurs, ce vent est trop chaud, on ne respire plus ; le soleil