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allègue les scrupules de Mme de Maintenon à peser sur l’esprit du Roi, sa réserve habituelle en matière politique ; on invoque le passage suivant d’une de ses lettres, du 12 juin : « Le Roi n’a pas pris peu sur lui en sacrifiant les desseins qu’il avait eus au bien de ses affaires, qui s’est trouvé à envoyer en Allemagne, pour profiter de l’heureux succès de la prise d’Heidelberg. » Lignes auxquelles on pourrait opposer la conclusion de cette même lettre : « Pour moi, je suis ravie que l’intérêt de l’Etat le force à retourner à Versailles ! »

Une fois de plus, sans doute, c’est dans une opinion moyenne qu’il faut chercher la vérité. On peut admettre que le Roi fut un moment réellement « ébloui » par la conquête de la grande place allemande, qu’il en conçut de vastes espérances, dont un prochain avenir allait d’ailleurs montrer l’inanité. Mais il est non moins vraisemblable que, souffrant, fatigué, craignant pour sa santé l’épreuve d’une rude campagne où il devrait payer de sa personne, il se laissa persuader aisément par le tableau que Chamlay lui traça des obstacles de l’entreprise et par les tendres inquiétudes qu’exprima Mme de Maintenon.

En tous cas, quelle que fût la cause, l’effet fut déplorable. Ecoulons encore Saint-Simon, spectateur des scènes qu’il décrit : « Le soir de cette funeste journée, M. de Luxembourg, outré de douleur, de retour chez lui, en lit confidence au maréchal de Villeroy, à M. le Duc et à M. le prince de Conti, et à son fils, qui tous ne le pouvaient croire et s’exhalèrent en désespoirs. Le lendemain, 9 juin, qui que ce soit ne s’en doutait encore. Le hasard fit que j’allai seul à l’ordre chez M. de Luxembourg... Je fus très surpris de n’y trouver pas une âme et que tout était à l’armée du Roi. Pensif et arrêté sur mon cheval, je ruminais sur un fait si singulier, lorsque je vis venir de notre camp M. le prince de Conti, seul aussi, suivi d’un seul page et d’un palefrenier avec un cheval de main : « Qu’est-ce que vous faites là ? » me dit-il en me joignant ; et, riant de ma surprise, il me dit qu’il s’en allait prendre congé du Roi et que je ferais bien d’aller avec lui en faire autant. « Que veut dire prendre congé ? » lui répondis-je... Alors il me conta la retraite du Roi, mourant de rire, et, malgré ma jeunesse, la chamarra bien, parce qu’il ne se défiait pas de moi. »

La nouvelle, promptement répandue dans l’armée, fut accueillie avec la stupeur qu’on peut croire. « Arrivés chez le